Konstantina E. Botsiou est professeure d’histoire et de relations internationales au département des relations internationales et européennes de l’université du Pirée. Elle était auparavant professeure associée à l’université du Péloponnèse (Corinthe), où elle a également occupé le poste de vice-recteur. Depuis 2016, elle est professeure invitée au Collège hellénique de défense nationale (HNDC) et siège au conseil d’administration du Conseil des relations internationales-Grèce. De 2001 à 2018, elle a été directrice des publications, directrice générale et vice-présidente de l’Institut pour la Démocratie « Konstantinos Karamanlis »
Ses publications portent sur l’histoire moderne et contemporaine, l’intégration européenne, la guerre froide, l’histoire des Balkans, les relations euro-atlantiques, les partis politiques, la défense et la politique étrangère. Elle a écrit, co-écrit et édité plus de 15 livres et 150 articles académiques, parmi lesquels les livres 1821. From the Revolution to the State (en grec, 2021), The Balkans in the Cold War (2017) et The founders of the European Integration (2012).
À l’occasion du 100e anniversaire de la signature du Traité de Lausanne* Konstantina E. Botsiou a accordé un entretien à notre publication affiliée Greek News Agenda (section Rethinking Greece) ** sur les éléments qui ont fait du traité de Lausanne une base aussi solide pour la réconciliation gréco-turque, la “cruelle nouveauté” de l’échange obligatoire des populations entre la Grèce et la Turquie, la contribution du traité à l’équilibre géopolitique de la région et, enfin, sur les raisons pour lesquelles, en tant que traité de paix multilatéral, le traité de Lausanne ne peut être révisé.
Le traité de Lausanne a jeté les bases d’une coexistence pacifique entre la Grèce et la Turquie pendant de nombreuses décennies. Quels sont, selon vous, les éléments du traité qui ont rendu cette coexistence possible ?
Une combinaison de facteurs a rendu possible la coexistence pacifique, principalement l’antirévisionnisme après la défaite de la Grèce et de la Turquie. Il n’était donc pas intéressant de s’engager dans une nouvelle guerre, car aucun des deux pays ne pensait que les gains seraient supérieurs aux pertes. La nature du double traité de Lausanne, a) traité de paix des Alliés avec l’Empire ottoman pour la Première Guerre mondiale et b) remplacement du traité infortune de Sèvres, a fourni une base solide pour la conciliation gréco-turque sur la base d’une défaite mutuelle. L’objectif principal du traité de Lausanne (24 juillet 1923) concernant la Grèce et la Turquie était d’exclure de futures guerres bilatérales qui auraient pu, par définition, mettre en danger l’équilibre international des forces. Cet objectif a été principalement servi par a) l’échange obligatoire des populations et b) les clauses relatives à la démilitarisation. Ces clauses ont favorisé le rapprochement bilatéral puisqu’aucun des deux pays ne pourrait s’attaquer l’un l’autre. Dans le même temps, les deux pays constitueraient un rempart commun contre les pressions du Nord, servant ainsi la stratégie des Alliés qui considéraient la Russie bolchevique – plus tard l’Axe – comme la principale menace de l’entre-deux-guerres. En associant l’éternel danger russe à la menace communiste, le nouveau régime bolchevique représentait un danger géopolitique et idéologique pour l’équilibre des puissances en Europe, malgré la préférence de Staline pour une reconstruction tournée vers l’intérieur. Le rôle instrumental joué par la Grande-Bretagne dans les accords gréco-turcs de Lausanne reflète la méfiance de Londres à l’égard de son rival irréductible en Europe de l’Est. Cet élément global a convaincu les deux pays qu’ils pouvaient partager la géographie créée par la guerre afin de jouer un rôle international stabilisateur et d’utiliser leur position géopolitique pour construire leurs sociétés ravagées par la guerre.
La délégation grecque à la Conférence de Lausanne | Source: Αrchives historiques du musée Benaki, archives de Eleftherios Venizelos
Dans votre intervention lors de la conférence d’ELIAMEP en juin dernier à l’occasion des 100 ans du traité de Lausanne, vous avez mentionné qu’il s’agissait (et qu’il s’agit toujours) d’un traité moderne. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ?
Le traité de Lausanne a fait preuve d’une remarquable durabilité. Un aspect clé de sa longévité est le fait qu’il a simultanément mis fin à la Première Guerre mondiale avec l’Empire ottoman qui était sur le point de devenir la Turquie kémaliste moderne (elle a été fondée trois mois après le traité, à savoir le 29 octobre 1923), d’une part, et tourné la page dans ses relations avec les Alliés, y compris la Grèce, d’autre part. Les deux pays ont adopté une politique antirévisionniste qui s’est maintenue pendant la Seconde Guerre mondiale et la Guerre froide. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la moitié des huit pays signataires du traité de Lausanne ont suivi une politique révisionniste et ont coopéré avec l’Axe, mais pas la Grèce ni la Turquie. La Grèce reste sur la même ligne à ce jour, tandis que la Turquie adopte des revendications révisionnistes. Néanmoins, l’orientation occidentale des deux pays unit leurs intérêts généraux puisqu’ils ont été liés par le traité de Lausanne, dont l’allié le plus proche était à l’origine la Grande-Bretagne, puis les États-Unis.
Dans la même intervention, vous avez qualifié l’échange des populations entre la Grèce et la Turquie de “cruelle nouveauté”. Comment évaluez-vous l’impact de cet échange des populations sur les deux pays ?
Le traité de Lausanne a marqué le début d’un siècle de paix ou de “non-guerre” – comme on l’a décrit dans les années 1980 – entre la Grèce et la Turquie, malgré leur différend et l’invasion turque de Chypre en 1974. Le traité a donc marqué un tournant par rapport au passé, compte tenu des guerres incessantes entre la Grèce et la Turquie au cours du siècle précédent. L’échange des populations était considéré comme une condition préalable, afin de priver les deux pays de droits étendus sur d’importantes minorités et de mettre fin aux revendications territoriales fondées sur leur existence. L’échange était en fait obligatoire, contrairement aux échanges volontaires qui n’étaient pas rares à l’époque ; un échange avait déjà eu lieu entre la Grèce et la Bulgarie après le traité de Neuilly-sur-Seine (1919). Eleftherios Venizelos lui-même avait envisagé un échange des populations également avec la Turquie en 1914 pour mettre fin aux persécutions turques en Macédoine et en Thrace. Cet échange a eu lieu près de dix ans plus tard, mais cette fois-ci sous une forme obligatoire. Cette différence qualitative, qui visait à éradiquer toute racine de grief, était en effet une condition préalable à la signature du traité de Lausanne.
L’accord correspondant avait été signé six mois plus tôt, le 30 janvier 1923. L’échange des populations a été brutal pour les peuples et les pays concernés, en particulier pour la Grèce qui devait faire face à la fois à la défaite et à des conditions sociales urgentes. L’échange est donc une “nouveauté cruelle”. Il a entraîné de profondes souffrances humaines ; en même temps, il a créé des conditions d’homogénéité nationale au moment où le nationalisme était à son apogée et a permis le rapprochement gréco-turc, voire l’alliance gréco-turque dans les années à venir. La réinstallation des réfugiés a été un véritable exploit, dû en grande partie aux efforts intensifs de la Refugee Settlement Commission (RSC), dirigée par les Américains, qui l’a menée à bien en quelques années (1924-30). Cependant, il a fallu des générations aux réfugiés pour s’intégrer et être acceptés dans la société grecque, tandis que plusieurs d’entre eux souhaitaient des réparations substantielles pour les biens qu’ils avaient laissés derrière eux ou croyaient même au rapatriement. En 1930, ces attentes se sont révélées vaines, car les gouvernements des deux pays ont signé plusieurs traités, dont un traité d’amitié à Ankara, et ont décidé de s’accorder mutuellement des compensations pour les réfugiés. D’un point de vue géopolitique, cela a transformé la réconciliation en amitié. Sur le plan politique, cela a coûté cher, surtout à Venizelos, qui a perdu des milliers de voix de réfugiés lors des élections générales de 1932. Mais la Grèce et la Turquie ont souligné que l’homogénéité nationale était une source de pouvoir et de souveraineté face aux pressions extérieures.
Photo publiée par Near East Relief. Des Grecs de Samsun, transportés vers le bateau qui les emmènerait en Grèce dans le cadre de l’échange des populations (1923) Frank America, Public domain, via Wikimedia Commons
Le traité de Lausanne était un traité multilatéral, avec huit signataires. Quelle a été, selon vous, sa contribution, non seulement aux relations entre la Grèce et la Turquie, mais aussi à l’équilibre géopolitique de la région au sens large ?
La mort de “l’homme malade de l’Europe” qu’était l’Empire ottoman au siècle dernier a entraîné un nouvel équilibre des pouvoirs entre les petits États-nations des Balkans, qui ont recommencé à vivre sur un pied d’égalité avec leur adversaire centenaire. La vie nationale de ces États a également commencé lorsque le communisme était une force idéologique montante en Europe. C’est pourquoi la Grèce et la Turquie ont été intégrées dans la stratégie plus large des grandes puissances occidentales contre la Russie bolchevique. D’une certaine manière, l’orientation occidentale de la Grèce et de la Turquie a commencé avec le traité de Lausanne. Le traité a également garanti la stabilité territoriale dans les territoires du Moyen-Orient qui avaient été réglementés par les puissances coloniales à Lausanne. Lorsqu’ils sont devenus des pays indépendants, ils ont aspiré à des frontières spécifiques qui avaient été fixées à l’époque afin d’éviter les influences extérieures déstabilisantes, qu’elles soient turques ou russes.
Les guerres régionales d’aujourd’hui bouleversent cette stabilité, comme l’ont montré le printemps arabe et la guerre en Syrie. Le changement le plus important, cependant, est l’effort de la Turquie pour émerger en tant qu’hégémon régional, ce qui rappelle le passé ottoman indésirable pour tous les pays de la région. Il s’agit également d’une des principales sources de tensions entre la Grèce et la Turquie, qui s’inscrivent dans un contexte géographique difficile, les deux pays étant membres de l’OTAN et partageant l’accès aux points névralgiques de la Méditerranée (détroit, canal de Suez). Pourtant, la Turquie ne semble pas déterminée à modifier le statu quo créé par le traité, car elle risquerait de déstabiliser l’ensemble de la région, ce qui porterait atteinte aux intérêts de ses puissants alliés, tels que les États-Unis et l’OTAN. La collision de la Turquie avec Israël est un signe de la difficulté d’Ankara à jouer la carte musulmane tout en restant un pays occidental.
Le Premier ministre grec, Eleftherios Venizelos, et le Premier ministre turc, Ismet Inonou, lors de la signature du pacte d’amitié gréco-turc à Ankara, le 30 octobre 1930
Quel est aujourd’hui l’héritage du traité de Lausanne ? Que répondriez-vous aux affirmations selon lesquelles le traité “expire” et doit être révisé ?
Comme chacun sait, le traité de Lausanne est un traité de paix multilatéral et non un traité bilatéral entre la Grèce et la Turquie. Les traités de paix ne sont pas modifiés, même avant l’entrée en vigueur de la Convention internationale de Vienne sur le droit des traités (1969), car ils définissent des frontières et des régimes territoriaux. Les efforts de la Turquie pour réviser la partie du traité qui concerne les relations gréco-turques ne peuvent être acceptés car le traité est une entité juridique cohérente comprenant 28 actes. Une seule partie régit les relations gréco-turques après la guerre d’Asie mineure. D’autre part, le traité a facilité le rapprochement gréco-turc, par exemple par la démilitarisation, mais n’a pas lié la démilitarisation à la souveraineté comme le prétend la Turquie aujourd’hui. Ainsi, Ankara néglige la révision bilatérale des clauses pertinentes, de jure avec le traité de Montreux (1936) à la veille de la Seconde Guerre mondiale, de facto dans le cadre de la guerre froide après l’invasion turque de Chypre. Enfin, pour ne citer que quelques exemples, la Turquie remet également en question la souveraineté grecque sur les îles du Dodécanèse, bien qu’elle ait renoncé à tous ses droits et privilèges sur ces îles depuis qu’elles ont été cédées à l’Italie en vertu du traité de Lausanne. L’attitude d’Ankara montre aujourd’hui une tendance à réviser l’ensemble du statut de la mer Égée dans le cadre d’une stratégie hégémonique de la Turquie à l’égard de la Grèce voisine. La Grèce est considérée comme un obstacle géopolitique à la réalisation de cette stratégie et le traité de Lausanne est considéré comme un obstacle juridique à cette entreprise politique qui brouille des chapitres cruciaux de l’histoire mondiale moderne.
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* Le traité de Lausanne, le plus durable des accords de paix de l’après-Première Guerre mondiale, est un traité historique signé le 24 juillet 1923, établissant des frontières nationales en Méditerranée orientale et au Moyen-Orient, dans le but de restaurer la paix dans la région après la désastreuse Première Guerre mondiale. Le traité a été signé par la République de Turquie, qui avait succédé à l’Empire ottoman vaincu, d’une part, et par les puissances alliées et associées (France, Royaume-Uni, Italie, Japon, Grèce, Serbie et Roumanie), d’autre part. L’un des éléments les plus radicaux du traité de Lausanne, notamment d’un point de vue humanitaire, est l’échange obligatoire des populations entre la Grèce et la Turquie.
** Entretien accordé à Ioulia Livaditi | greeknewsagenda.gr
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