La romancière, essayiste et traductrice Marguerite Yourcenar (1903-1987), qui avait échappé dans sa vie à toutes les conventions, sociales, familiales et littéraires -la première femme à entrer à l’Académie française- a été influencée à ses débuts par la civilisation grecque antique avant de découvrir la Grèce moderne dans les années 1930 qui est devenue pour elle une source créatrice.

Pendant la première guerre mondiale et lors de son séjour à Paris Yourcenar a fait des études privées et a commencé le grec, alors qu’elle étudiait le latin avec son père. Entre les années 1917 et 1922 Yourcenar lit bon nombre d’auteurs classiques et de maîtres de la littérature européenne du XIXe siècle et passe, en 1919, un baccalauréat latin-grec.

La force du mythe

Son premier livre à l’âge de seize ans Les Jardins des chimères, édité en 1921, était un poème dialogué inspiré de la légende d’Icare, où le héros prométhéen, aspire de voler vers Hélios —le Soleil— avec toutes ses forces, telle qu’une personne amoureuse vers l’être désiré, obéissant uniquement à sa passion absolue, méprisant tout danger, affrontant tout obstacle. Le monde grec constitue pour Yourcenar, dès ses premiers écrits, un essentiel de référence proposant son modèle à la pensée, à la langue et à l’inspiration de la jeune écrivaine. C’est ainsi qu’un long essai sur Pindare précède le roman de La Nouvelle Eurydice (1931) qui déplace et renouvelle l’aventure d’Orphée dans un cadre contemporain.

Force est de constater que Yourcenar commence à utiliser le dynamisme créateur du mythe comme un langage universel établissant ainsi un grand pays fictif facile à décoder et qui s’emploie à travers les époques et les cultures. En outre, les mythes sont une inépuisable réserve d’histoires auxquels les artistes modernes n’ont cessé de recourir. Yourcenar, dans toute son œuvre littéraire, accorde un grand intérêt aux mythes, à ces représentations de la vie, saluant en elles ce qui demeure vivant dans l’âme de chacun, à la manière d’un souvenir inaccessible. En effet, elle use de la légende en la travestissant elle-même pour mettre en lumière la difficulté de la quête de l’identité.

Pourtant l’hellénisme de Yourcenar est moins exalté et plus réservé par rapport à d’autres écrivains inspirés par l’Antiquité grecque. Dès son Pindare (1932), Yourcenar cherche à brosser un portrait complet des mœurs grecques. L’Athènes de Pindare, loin d’être parfaite, n’est pas uniquement peuplée de sages et de poètes. A la vérité, la population s’adonne à des plaisirs grossiers tels que les courses de char dans l’hippodrome qui ne furent pas moins sanglantes que les combats des gladiateurs au grand cirque de Rome. Les Hellènes ne sont pas non plus I’ incarnation de la perfection humaine, erreur commise surtout par les intellectuels et les artistes du XIX” siècle.

Les voyages en Grèce  

Après quelques années partagées entre Paris, la Belgique, la Hollande, l’Italie et les pays d’Europe centrale Yourcenar voyage en Grèce où elle fait de longs séjours. C’est André Fraigneau qui lui a suscité, en 1932, l’intérêt pour la Grèce moderne, l’a encouragée de la visiter, lui recommandant pour cette intention Andréas Embiricos, écrivain grec d’avant-garde et psychanalyste, issu d’une grande et aisée famille d’armateurs.

A partir de 1932 et jusqu’en 1939, la vie de Marguerite Yourcenar, de son propre aveu, est ‘centrée’ sur Ia Grèce où elle fréquente des intellectuels, entretient des amitiés, parfois des amours, et se lance dans une activité littéraire intensive. En 1937 elle a fait son dernier voyage en Grèce avec Grace Frick qui deviendrait par la suite, pour de longues années, une compagne de vie et une admirable traductrice en langue anglaise.

En Grèce Andréas Embiricos fait découvrir à Yourcenar la Grèce moderne, ses paysages, ses légendes, ses mœurs et surtout l’importance des songes tout comme la pensée et le rêve, la foi et le paganisme, l’âme et l’éros, éléments que l’on retrouve dans de nombreux aspects de l’œuvre de Yourcenar. Embiricos encourage également Yourcenar à s’aventurer dans l’aire du subconscient humain et lui a souligné l’importance d’exprimer sa libido pour se délibérer, en vue de retrouver ainsi la vérité de soi-même.

Le Voyage en Grèce (Été 1935), L’article de Margherite Yourcenar “Appolon Tragique”

En 1935, elle commence Feux à Constantinople, au cours d’un voyage en mer Noire entrepris avec Andréas Embiricos, et compose le recueil Nouvelles orientales, paru en 1938 chez Gallimard dans la collection « La renaissance de la nouvelle » dirigée par Paul Morand. Les récits à sujets anecdotiques ou légendaires des Nouvelles orientales témoignent, comme Denier du rêve et Feux, du désir de montrer l’intime emmêlement du mythe et de la vie. L’impact du jeune poète surréaliste grec sera plus important dans Les Songes et les sorts, publiés en 1938, une collection de vingt-deux brefs récits de rêves, précédés d’une préface qui précise l’intensité de son activité onirique.

Yourcenar a aussi contribué à la revue emblématique Le Voyage en Grèce issue dans les années 1930 par la société Neptos, qui appartenait à l’armateur grec Léonidas Embiricos et qui organisait des croisières dans la Méditerranée. La revue est éditée par Héraclès Joannidès et Tériade dans le but de faire dialogues l’art, la littérature et l’archéologie dans un esprit de synthèse sans précédent. Yourcenar a participé dans cette excellente ouverture avec d’autres écrivains, artistes et savants de l’époque tels que Le Corbusier, Giorgio De Chirico, Pablo Picasso, Georges Braque, Jacques Prévert, Raymond Queneau, Fred Boissonnas, François Mauriac et al.

En Grèce Yourcenar découvre également la poésie de Constantin Cavafy grâce à Constantin Dimaras, critique et historien de la littérature néo-hellénique avec qui il a traduit en français l’œuvre du grand poète grec Alexandrin. La connaissance de Yourcenar avec la poésie de Cavafy lui a permis de découvrir et d’acquérir la sagesse et la maturité à travers la contemplation de la jouissance. Enfin tous deux Empiricos et Cavafy ont contribué à l’esthétisme de Yourcenar: Embiricos l’orientant vers un imaginaire surréel et Cavafy la poussant à identifier les images du passé à celles du présent, à traiter le passé pour mieux rendre l’actualité, tactique qu’elle a utilisée pendant sa période de maturité littéraire.

 Andréas Embiricos (à gauche) – Constantin Dimaras (à droite) | Source : Collection de Philippe Pappas 

Yourcenar, dans son roman philosophico-historique Mémoires d’Hadrien -une méditation de l’empereur romain à la fin de sa vie retraçant les principaux événements de son existence (1951), utilise les mêmes procédés que Cavafy en mettant en scène des personnages historiques pour se refléter et se dévoiler au lecteur. Il s’agit en effet d’une cristallisation du récit de tout élément spontané pour éloigner tout sentiment exprimé du choc immédiat et retrouver la présence de l’être aimé sous la forme du souvenir. En plus Hadrien se sent aussi grec que le poète d’Alexandrie, car selon Isocrate, «nous appelons Grecs non seulement ceux qui sont de notre sang, mais encore ceux qui se conforment à nos usages».

Yourcenar continue son cheminement vers une grécité intérieure et intériorisée et ce n’est pas par hasard qu’elle se lance dans la traduction des poèmes de Cavafy, ce Grec d’Égypte qui parle sa langue maternelle avec “un léger accent d’Oxford”. Oriental et anglophile, Cavafy détruit la notion selon laquelle une civilisation est limitée à une nation. C’est un destin que d’être grec, ou que de vouloir l’être. De ce point de vue, Marguerite Yourcenar est bien grecque parce qu’elle a choisi de l’être.

La traduction yourcenarienne 

Margherite Yourcenar (1982) | Source : Bernhard De Grendel, CC BY-SA 4.0, via Wikimedia Commons

Il est intéressant de remarquer que Yourcenar s’opposant à la conception traductive de son temps traduit Cavafy tout en créant un nouveau texte où la traduction devient donc une lecture avec ses effets, tout comme le texte original une pratique traductive littéraire qu’on trouve le XXI siècle. “A mes yeux, elle demeure plutôt l’œuvre d’une grande styliste française que l’œuvre d’un poète grec”, soulignera Constantin Dimaras, n’osant pas affirmer que la traduction yourcenarienne publiée en 1958 était une première tentative de I’auteure française d’imiter Cavafy, de créer à la Cavafy. Tout de même c’est cette traduction de Yourcenar -seconde tentative de traduire Cavafy en français- qui va en grande partie faire connaître le poète alexandrin au public francophone.

Résumant l’impact de la Grèce moderne sur l’œuvre de M.Yourcenar, on peut affirmer qu’elle l’a aidée à dépasser l’image «idéalisée» de la Grèce, acquise à l’époque de sa formation. Au contact de la Grèce moderne, Yourcenar prit conscience du vrai rôle des mythes, de leur survivance, convaincue que la pensée grecque «a su formuler au cours des siècles toutes les vues possibles sur la métaphysique et la vie, le social et le sacré, et offrit aux problèmes de la condition humaine des solutions variées, convergentes ou parallèles, ou souvent diamétralement opposées, entre lesquelles l’esprit peut choisir».

Il est intéressant de noter que le journaliste et écrivain français Bernard Pivot en 1979 dans un entretien avec Marguerite Yourcenar lui faisait remarquer que sa véritable patrie, c’est la Grèce. Bien que la grande écrivaine ait répondu qu’elle avait des douzaines de patries Bernard Pivot laissait entendre que Yourcenar est plutôt citoyenne du mythe (du mythe grec en particulier).

Photo d’introduction: Marguerite Yourcenar par R. Marchand vers 1930 | Source Page FB du groupe “À la découverte de Marguerite Yourcenar” 

Sources

Société Internationale d’Études Yourcenariennes 
Marguerite Yourcenar et la Grèce contemporaine, Georges Fréris
Le Voyage en Grèce Chez Chateaubriand et Yourcenar, Walter Wagner (Traun)
MARGUERITE YOURCENAR, CITOYENNE DU MYTHE ? par Mireille BRÉMOND (Université d’Aix-Marseille III)
PRÉSENTATION CRITIQUE DE CONSTANTIN CAVAFY (Gallimard, 1958). Genèse et réception d’une œuvre de Marguerite Yourcenar par André Tourneux * (Bibliothèque royale de Belgique, Bruxelles)
MARGUERITE YOURCENAR, TRADUCTRICE DE CAVAFY DU XXI SIÈCLE ? par Maria ORPHANIDOU- FRÉRIS (Université Aristote de Thessalonique)

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