GreceHebdo publie un article par Dr. Alexandra Kouroutaki* écrit à l’occasion de célébrations du 200e anniversaire de la Révolution grecque (axe n.3: «Les Grecs qui ont laissé leur empreinte sur le monde, depuis 200 ans»). L’article se concentre sur un voyage euphorique dans la Crète de l’Entre-deux-guerres à travers l’art pictural et photographique de deux personnalités importantes du siècle précédent. D’une part, Thalia Kalligianni (1906-1988) une intellectuelle d’origine crétoise qui, par son action polyvalente, littéraire et éditoriale, a laissé son empreinte sur les domaine des lettres et des arts en Grèce et en Crète, et d’autre part, Nelly’s – Elli Sougioultzoglou-Seraidari (1899-1998) une célèbre photographe grecque de reconnaissance mondiale.
Introduction
Cette article est le résumé d’une étude* par Alexandra Kouroutakis qui vise à présenter à travers l’art naïf de Kalligianni et les anciennes photographies en noir et blanc de Nelly’s, l’image idyllique de l’île et de ses paysages campagnards et marins, tout en mettant en relief des éléments de la mémoire collective, du patrimoine culturel et de la tradition en Crète.
Le but ultime de cette étude consiste à démontrer des points communs dans leur approche artistique, à savoir le subjectivisme et l’ésotérisme dans la peinture naïve de Kalliginnni et l’esthétique “pictorialiste” des photographies de Nelly’s qui passe par l’investissement émotif des thèmes abordés et la mise en avant de la vision du photographe. En effet, Nelly’s s’efforça de placer l’acte artistique au cœur même de la pratique de la photographie, en proposant une autre mise en image du réel qui privilégie la sensibilité de l’artiste-photographe.
L’étude comprend deux sections ; dans la première partie, l’accent est mis sur la relation particulière que les deux femmes entretenaient avec la Crète. Par la suite, on procède à la présentation de l’art naïf de Kalligianni (peintures à l’huile ou aquarelles) et des photographies de Nelly’s qui présentent un panorama paysagiste de la Crète. Dans la seconde partie, l’accent est mis sur l’intérêt ethnographique de la peinture de Kalligianni et des photographies de Nelly’s qui présentent des portraits des crétois et mettent en lumière des scènes de la vie quotidienne dans la campagne de Crète. Leur œuvre est considérée comme un témoignage de valeur historique et ethnographique, transmettant les arômes d’une Crète idyllique, dans la première moitié du 20eme siècle.
Thalia Kalligiani (1906-1988): Les Paysages campagnards et marins de Crète
D’après son autobiographie manuscrite, Thalia Kalligianni, était née à la Canée, en 1906, lors de la période de l’indépendance de l’Etat Crétois. Elle a noué des liens forts avec la région de Platanias, le lieu d’origine de son père (Fraggakis:2003). Kalligianni était romancière, journaliste, éditeur de la revue littéraire Pages Crétoises (Kartsakis:2017) et presque autodidacte en peinture. Elle a offert presque l’ensemble de son œuvre picturale à la Galerie Municipale de la Canée.
Le talent artistique de Kalligianni s’est manifesté très tôt, mais c’est plus tard, lors de son séjour à Athènes, après 1939 (Kalligianni:1967) qu’elle s’est systématiquement occupée de la peinture. Son art naïf obéit plutôt à une impulsion. Elle suit son élan intérieur pour illustrer spontanément dans ses toiles ses souvenirs, guidée principalement par son instinct. Elle peint pour mettre en lumière l’impact de la réalité sur son âme. Au réalisme visuel elle propose un réalisme intime : le monde extérieur n’existe que dans la mesure où son âme le crée (Kouroutaki:2021). D’ailleurs, la subjectivation de la réalité caractérise la peinture naïve dans son ensemble (Lydakis:2002, 13).
La peinture de Kalligianni nous fait immerger avec ingénuité et spontanéité dans les paysages bucoliques et champêtres de la Crète d’ouest où dominent les oliviers aux troncs anciens, les amandiers en fleurs et les figues de Barbarie, avec les animaux de pâturage, les rivières et les chapelles en pierres. Il est à souligner sa capacité synthétique et son aptitude à mettre sur toile tous ces éléments constitutifs de son paradis terrestre, sans pour autant ignorer la perspective, malgré les difficultés techniques. Il importe cependant de noter que même si la présence des éléments naturels (les arbres et la montagne) est dominante dans ses paysages, la représentation de l’espace est douée d’un ésotérisme fascinant.
On considère cette ambiance colorée et intense, cette synthèse idiosyncratique proportionnelle aux données émotionnelles et cette tendance décorative, comme des preuves évidentes de l’ésotérisme de son art naïf. En effet, Kalligianni cherche à dépasser l’approche naturaliste, privilégie l’impression et propose un réalisme intime qui correspond à son sentiment, à travers la lumière appropriée et les couleurs lyriques (Kouroutaki, 2021). Ses toiles sont toujours baignées d’un soleil matinal. Elle s’intéresse particulièrement à saisir l’ambiance de la scène, selon l’heure de la journée, la saison et les conditions. Mais elle préfère presque toujours le printemps, la saison favorite des Naïfs.
La pierre, le bois et la tuile offrent à Kalligianni les moyens nécessaires pour représenter les maisons de Platanias. En insistant sur les détails, elle construit pierre après pierre les murs, les cours et les jardins. Avec un intérêt particulier, elle présente les fleurs et les plantes variées qui fleurissent à Platanias, au cœur du printemps. Parfois, elle incorpore dans ses œuvres des silhouettes féminines de paysannes qui s’y déplacent. Sa «veduta» fait preuve d’une simplicité et d’une ingénuité presque enfantines. Cependant, elle prend particulièrement soin du jeu ombres – lumière et utilise de préférence les couleurs chaudes et terreuses qui contrastent merveilleusement avec le blanc des habitations.
Nelly’s (1899-1998): Une photographe unique
Elli Sougioultzoglou-Seraidari (1899-1998) est connue sous le nom de Nelly’s. Elle a contribué, grâce à ses photographies artistiques, à construire l’image de la Grèce dans l’esprit occidental (Panagiotopoulos: sans date). Elle est née à Aidini près de Smyrne, en Asie Mineure. Elle est allée étudier la photographie en Allemagne, sous Hugo Erfurth et Franz Fiedler, en 1920-1921, avant l’expulsion de 1922 des Grecs d’Asie Mineure par les Turcs, suite à la Guerre gréco-turque (1919-1922). En 1924, elle est venue en Grèce où elle a adopté une approche qui coïncidait avec le besoin de l’État grec de produire une vision idéale du pays et de ses habitants, à des fins internes et externes (touristiques).
En tant que Grecque de la Diaspora, le point de vue de Nelly sur la Grèce n’était rien de moins qu’ “idyllique”. En 1985, Nelly’s a fait don de ses archives photographiques et de ses appareils photo au Musée Benaki d’Athènes, tandis qu’en 1, elle a reçu un diplôme honorifique et une médaille du Centre hellénique de la photographie et du gouvernement. En 1993, elle a reçu “L’ordre du Phoenix” par le président de la République grecque. En 1996, l’Académie d’Athènes lui a décerné son “Arts and Letters Award”.
Nelly`s, dans le cadre de sa collaboration avec le Ministère du Tourisme Grec, s’est rendue en Crète deux fois, en 1927 et en 1939, pour capter dans ses photographies des instantanés de la vie des crétois, lors de ses excursions dans les villes et la campagne de l’île. Ces photographies d’époque sont publiées dans l’album Nelly’s: Portraits de Crète, (2004, archives photographiques du Musée Benaki). Ces photographies prises dans des espaces naturels de l’île, constituent un témoignage de la beauté idyllique et de la sérénité du paysage crétois.
Dans son œuvre photographique elle a voulu capter la sauvagerie et la beauté du paysage crétois. La vie à la campagne, en particulier, la population masculine et féminine des agriculteurs, leurs tâches quotidiennes, les particularités locales d’habillement, les mœurs et les coutumes, ainsi que la préparation des produits alimentaires devinrent ses sujets de prédilection. Même si elle explore les genres artistiques traditionnels tels que le portrait, le paysage ou la vue d’architecture, ses photographes peuvent être qualifiées de “pictorialistes” car elles s’attachent à mettre en avant la vision du photographe et à “transformer” le réel à l’aide d’artifices divers comme les effets de clair-obscur, les prises de vue diagonales ou en perspective ou les cadrages tronqués. Le subjectivisme qui ressort de ses photos est aperçu à travers le bouleversement des données réelles (Koskina:2008).
Nelly’s n’hésite pas à “façonner” la forme – par exemple le volume matériel d’une maison à la campagne à travers une source de lumière sur l’escalier de l’habitation, pour la meilleure représentation de la dynamique de l’architecture. Grâce à sa formation en peinture, elle était consciente du rôle prééminent de la lumière dans le traitement de la forme. Dans ses photographies, elle assigne à la lumière le rôle de révéler l’essence la plus profonde des formes (Koskina:2008) comme dans la peinture. Il est également à souligner son choix de rendre la perspective vers le haut (image 8) en adoptant le regard du visiteur et du photographe situé en bas. Dans tous les cas, l’intensité et la puissance des prises de vue en perspective ou en diagonale, le jeu avec la lumière, les contrastes avec l’ombre, prêtent à ce travail photographique des qualités “pictorialistes”.
Quant aux paysages marins, Kalligianni aimait particulièrement peindre des bateaux de pêche (image 9) et des pêcheurs lors de leurs travaux de pêche. Son intention est narrative et la narration se fait avec sincérité. La stylisation est omniprésente dans ces toiles : les bateaux de pêche sont toujours vus de côté et les ensembles de maisons en bord de mer, rappellent les dessins d’enfants. La représentation de la mer préoccupe particulièrement Kalligianni. La mer est rendue parfois d’un bleu sombre et parfois d’un bleu clair. Quand il y a des vagues, il y a des houles qui s’affirment par un bleu plus foncé. Par des pointes blanches elle forme l’écume, la mousse de la vague, en harmonie avec le ciel nuageux. Elle arrive même à rendre la transparence de l’eau et le jeu de lumière sur la mer, les bateaux et les ensembles de maisons. Ses paysages marins resplendissent de la lumière méditerranéenne en correspondance avec ses émotions et sentiments.
De même, dans les photographies de Nellys, l’élément subjectif est présent grâce au rôle prééminent attribué à la lumière et aux jeux de lumière, considérés sous un prisme esthétique ou même conceptuel. Il semble que Nelly’s ne cherche pas dans la photographie la précision réaliste. Elle insiste sur la qualité esthétique de la photographie considérée comme un moyen d’expression de sa relation avec le monde et privilégie l’impression et la vision du photographe.
Peinture naïve et photographie d’intérêt ethnographique
Dans la seconde partie de l’article, l’accent est mis sur l’intérêt ethnographique de l’art naïf de Kallifianni et des photographies de Nelly’s, présentant des scènes de la vie en Crète et des portraits des crétois, vêtus dans leurs costumes traditionnels. A travers ses compositions, Kalligianni revient mentalement à Platanias pour prendre part à la vie insouciante et aux traditions populaires du village. Ses peintures qui présentent les mœurs et les coutumes de Crète sont d’un intérêt ethnographique indéniable. Elles se caractérisent d’un lyrisme chromatique indicatif de sa nostalgie pour le paradis de son enfance.
Malgré les difficultés techniques, Kalligianni n’hésite pas à créer des portraits des Crétois vêtus de leurs costumes officiels. Ces portraits sont tellement animés qu’un physionomiste pourrait en déduire le caractère réel des personnes représentées, la modération, l’acuité réfléchie et la sagesse des Crétois. Elle essaie surtout de capter l’humeur des personnages à travers l’expression, en focalisant sur le regard. L’habit traditionnel des Crétois est minutieusement et correctement décrit dans les portraits de Kalligianni.
Les vieilles photos du début du 20e siècle et les cartes postales sont une source permanente d’information et d’inspiration pour l’artiste. Dans ses toiles, les crétois portent une chemise blanche avec un gilet, un ample pantalon aux nombreux plis (vraka) une longue ceinture de soie qui fait plusieurs fois le tour de la taille, un foulard de tête à frange et des bottes noires. Le couteau avec une lame d’acier est considéré comme un accessoire essentiel du costume officiel. A noter que les boutons sur les manches et sur la chemise restent fermés, en signe de deuil pour la Crète qui a vécu des révolutions ininterrompues tout au long du 19e siècle pour se libérer et s’unir finalement à la Grèce. Dans la peinture de Kalligianni, on est même invité à participer aux fêtes des saints, à se joindre aux joyeuses compagnies de danseurs et de musiciens pour écouter les mélodies de «la lyra» et du luth traditionnel. De même, Nelly’s dans ses photographies cherche à capturer dans toute son ampleur l’idiosyncrasie des crétois qui se reflète sur leurs visages et les postures.
Les travaux agricoles en Crète sont également présentés dans une composition en “rondo” de Kalligianni où elle met en scène des paysannes crétoises durant la récolte du blé. Dans cette peinture, on note son aptitude instinctive de mettre en perspective les formes, à travers la gradation et la réduction du volume des figures, au fur et à mesure qu’elles s’éloignent. La capture du mouvement et l’unité chromatique caractérisent cette composition dont les couleurs lyriques créent une ambiance festive et nostalgique pour le bon vieux temps, l’« aetas aurea» des naïfs. Dans les photographies de portraits de Nelly’s l’arrière-plan présente l’environnement naturel particulièrement idyllique. Son approche met en avant la psychographie des personnages. Sur les visages des Crétois et des Crétoises, la caméra de Nelly’s capture leur psychisme et leur spiritualité. On considère également les prises de vue en perspective ou en diagonale, le jeu avec la lumière et les contrastes clair-obscur.
Conclusion
L’étude de l’œuvre picturale de Kalligianni permet de tirer les conclusions suivantes. Du point de vue de sa thématique, l’artiste aborde un large éventail de sujets, en s’inspirant d’un passé filtré, de la première moitié du 20e siècle, en Crète. Elle a créé un panorama coloré, paysagiste, folklorique et culturel de l’île, avec des portraits des crétois et des scènes de la vie quotidienne à Platanias. Son art instinctif, intuitif et spontané, sincère et émotif, ressort de son besoin profond d’exprimer ses sentiments. Les caractéristiques principales de cet art naïf sont la simplicité dans le dessin, les nombreux détails, l’intention narrative, la dimension décorative, et sa possibilité d’éveiller une réaction immédiate chez le spectateur.
Du point de vue du style, la peinture de Kalligianni correspond aux critères de l’art naïf, posés par Robert Thilmany dans son étude Critériologie de l’art naïf (1984: 26). Son œuvre transmet le «parfum de l’innocence» et se caractérise d’une fraîcheur et d’une immédiateté de l’expression qui rappelle les dessins d’enfants. L’innocence, au sens même de la simplification de la forme, lui a permis de contourner les difficultés techniques. D’autres caractéristiques de l’art de Kalligianni portent sur sa tendance à l’idéalisation qui révèle des tendances inconscientes profondes (Thilmany:1984, 28). L’ingénuité de Kalligianni est alliée avec une technique instinctive remarquable de la composition et du coloris. Sa peinture est attentive au moindre détail et révèle une aptitude synthétique surprenante. La charge émotionnelle des couleurs prouve son implication aux sujets traités.
D’autre part, il importe de souligner le lyrisme émanant des photos de Nelly’s et le statut pictorialiste de ses photos. Il ne faut pas d’ailleurs oublier que Nelly’s a reçu une éducation artistique en musique et en peinture. Malgré le traitement “classique” de la plupart de ses sujets et les résultats techniquement excellents, elle redécouvre la photographie comme une image “lumineuse” qui doit correspondre à son sentiment profond et sa vision subjective. Cette esthétique pictorialiste a permis à ses photographies d’acquérir le statut des œuvres d’art.
* Source: Kouroutaki, A. Thalie Kalligianni (1906-1988) «Peindre par la voie du cœur battant». Son univers pictural, sa relation avec Platanias et la particularité d’une expression naïve, éd. Galerie Municipale de la Canée. Coproduction: Municipalité de la Canée et Municipalité de Platanias, Juin 2021.
Bibliographie
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