La seconde moitié du 19ème siècle constitue un tournant majeur quant à la consolidation de l’économie de marché capitaliste sur le niveau mondial, ainsi que l’intensification de la concurrence entre intérêts nationaux. Ce processus sera marqué par des phases d’expansion rapide mais aussi des crises dans le secteur agricole ; comme souligne Socrate Petmezas, la Longue Dépression de 1872-1896 a eu un impact particulier en Europe, pour ce qui est notamment de l’écroulement des grandes exploitations européennes face à la concurrence des produits importés des pays d’outre-mer, accompagné d’un fervent débat entre politiques protectionnistes et libérales (2013, voir aussi Meloni et Swinnen 2017).

Cependant, cette crise agricole concernait principalement les céréales et l’élevage (c’est-à-dire, des activités d’agriculture extensive) qui étaient prédominantes dans le Nord-Ouest européen, contrairement à la région méditerranéenne. En effet, c’est la crise de la viticulture de 1890 qui aura un effet beaucoup plus drastique sur l’économie des côtes méditerranéennes, au même moment où le marché agricole mondial semblait se redresser (Petmezas 2013). L’économie agricole grecque illustra ce paradoxe, en se développant tout au long de la première phase de la crise mondiale, en subissant pourtant une soudaine retombée dans les années 1890. La crise grecque, souvent nommée « crise du raisin »  contribuera à la faillite de l’État grec, ainsi qu’à des vagues d’émigration massive vers les États-Unis depuis la fin du 19ème siècle. En même temps, la « crise du raisin », ainsi que la période antérieure de développement du domaine de la viticulture grecque nous permettent de saisir l’interdépendance des économies nationales dans ce nouveau stade de l’économie mondiale au fil de la fin du 19ème siècle ; l’entrelacement des économies française et grecque a en effet pris un tournant surprenant dès les années 1870 à cause de l’épidémie phylloxérique sur les vignes françaises.

Vignes des dunes d’Anglet avant le phylloxéra, fin du 19ème siècle (Source: Wikimedia Commons)

Un invité inattendu : le phylloxéra débarque en France

La France dominait le secteur de la viticulture au milieu du 19ème siècle, tandis que la Grèce représentait alors une petite économie agricole, avec une répartition entre céréales, vignes et olives (Meloni et Swinnen 2017) ; cependant, la donne changea brusquement dans les années 1860 avec l’arrivée d’un insecte dévastateur en provenance de l’Amérique du Nord qui pesait sur les vignobles français, nommé phylloxéra. La production de vin française a été réduite de 70% durant les années 1870 et 1880, alors que le phylloxéra a aussi décimé la production viticole d’autres pays méditerranéens, tandis que d’autres, tels que la Grèce, en ont été épargnés. Ceci eut pour conséquence l’expansion rapide de la viticulture grecque pour réponde à la hausse de la demande française dans les années 1870. Cette demande concernait surtout des raisins grecs (variété de Corinthe), pour la production du soi-disant « vin de raisin sec » en France. Sa production et consommation connut une augmentation considérable durant cette période (Petmezas 2013).

Carte du Phylloxéra en 1882
Carte du 26 janvier 1882 de l’avancée du Phylloxéra en France (Source: Le Phylloxéra de la Vigne, 4e édition, Hachette, 1883, par Maurice Girard/ Wikimedia Commons)
 
L’expansion du domaine de la viticulture grec se traduisit en la plantation massive de vignobles dans le Péloponnèse et le triplement des exportations de raisins secs entre 1870 et 1890, qui ont atteint leur maximum durant la période 1890-1894 avec 155.000 tonnes en moyenne (Petmezas 2013). Ces développements eurent aussi des effets démographiques, tels que la relocalisation d’une large population agricole dans  le Péloponnèse occidental et ses nouvelles plantations plutôt que vers des centres urbains (Petmezas 2013).
Phylloxera cartoon“‘The Phylloxera, a true gourmet, finds out the best vineyards and attaches itself to the best wines’ (From the TIMES, August 27, Adapted by Our Appreciative Artist)” par Edward Linley Sambourne, cartoon paru dans Punch, September 6, 1890 (Source: Wikimedia Commons).

La reprise de la viticulture française

Au bout de longs efforts et expérimentations, la production de vin française a pu se redresser dans les années 1880. Pour y arriver, l’État et les viticulteurs français ont dû faire recours à des greffes et des hybridations avec des variétés de vignes américaines résistantes au phylloxéra et adaptées à chaque type de sol français (par exemple, plants texans pour régions à sol calcaire comme en Champagne et Charente) (Carton et al 2007). Par-delà la coopération franco-américaine sur le plan scientifique, l’État français a aussi pris des initiatives sur le plan politique et commercial, suite aussi à des pressions en provenance de groupes professionnels, tels que le Syndicat Général des Viticulteurs. Cela eut pour conséquence l’imposition de taxes sur l’importation de vin et de raisins secs. Par exemple, la loi Méline de 1892 a quadruplé la taxation sur les importations de raisins secs, en parallèle à d’autres mesures de taxation ou de régulation de la production du vin de raisin sec (Meloni et Swinnen 2017). De plus, la loi Griffe de 1889 – confirmée par la suite avec des nouvelles mesures dans les débuts du 20ème siècle – a imposé une stricte définition du vin comme produit exclusivement de « raisin frais » (obligeant alors les producteurs de vin de raisin sec à afficher leur produit en tant que tel). Comme soulignent Giulia Meloni et Johan Swinnen (2017), ces strictes définitions françaises du vin constitueront en fait la pierre angulaire de la politique de la Communauté Économique Européenne sur la qualité et l’appellation du vin depuis les années 1960 et 1970.

Atelier greffage Phylloxéra BPFils
Atelier de greffage porte-plans américains pour combattre le phylloxéra Bouchard Père & Fils, 1903, photographie par Pierre Ronco (Source: Wikimedia Commons, Licence: CC BY-SA 4.0)

Après l’essor : c’est le tour de la crise

Du côté grec, ces changements ont entraîné des développements dramatiques. La chute de la demande française a causé une crise de surproduction qui de son tour a conduit à une chute des prix du raisin sec inouïe : son prix est passé de 0.63 francs par kilo en 1890 à 0.09 francs par kilo en 1893, une baisse de 85% (Tsiovaridou dans Meloni et Swinnen 2017). Ceci a signalé une chute de la valeur des exportations, une détérioration de la balance commerciale et ainsi, de fait, une explosion de la dette extérieure de la Grèce qui a contribué à la faillite de l’État grec, supposément énoncée dans le Parlement grec en 1893 par le Premier ministre Charilaos Trikoupis : « Messieurs, nous avons malheureusement fait faillite » (Mappa 2012). Mis à part les diverses mesures introduites par l’État grec (par exemple, expansion vers des nouveaux marchés – Russie, Pays-Bas, Allemagne – ou des marchés traditionnels – Grande-Bretagne), l’économie grecque n’a pas pu facilement surmonter cette crise aux conséquences sociales graves (Meloni et Swinnen 2017).

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Charilaos Trikoupis et Theodoros Deligiannis (Source: Wikimedia Commons)

Comme souligné par Socrate Petmezas, le cas de la crise du raisin démontre succinctement l’insertion directe de l’économie grecque dans le marché mondial, avec ses vicissitudes et retombées ; sa position dominée a été révélée de manière brusque et a entraîné des nouveaux développements inévitables : l’émigration massive pour la main d’œuvre « excédante » et la création d’un grand conglomérat monopolistique de vins et d’alcool sous le contrôle de la Banque d’Athènes (Petmezas 2013). En même temps, la crise du raisin a provoqué de sérieuses mobilisations sociales parmi les populations rurales du Péloponnèse ; suivant la démission de Trikoupis, qui s’opposait à toute mesure protectionniste (Aroni-Tsichli 2014), en 1895, la mesure de la « rétention » d’une partie de la production (15%) a été mise en place par le nouveau gouvernement de Theodoros Deligiannis (Aroni-Tsichli 2014, Progoulakis et Bournova 2001). Force est de constater toutefois que certaines régions, qui produisaient des raisins de meilleure qualité (comestibles), s’opposaient à cette mesure qui visait à hausser le prix des raisins de qualité médiocre ; ces conflits intra-régionaux étaient même mentionnés dans la presse de l’époque en tant que « nouvelle guerre du Péloponnèse ». Ces mobilisations ont alors démontré que la crise du raisin dans le Péloponnèse concernait un large et complexe éventail d’intérêts, souvent sous la direction de grands propriétaires ou de notables locaux, par rapport à d’autres cas ultérieurs de crises agraires qui suivraient, telles que celles dans les vastes propriétés agricoles de Thessalie (Aroni-Tsichli 2014).

En tout cas, la « crise du raisin » illustre d’une manière fascinante l’entremêlement de l’économie mondiale et de la viticulture grecque et française au tournant du siècle.

Dimitris Gkintidis | Grecehebdo.gr

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D. G.

 

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