Docteur en science politique de l’Université de Montpellier et spécialisé dans l’économie politique de l’intégration européenne, Christakis Georgiou est post-doctorant du Centre de compétences Dusan Sidjanski en études européennes. Ses travaux portent en particulier sur la mobilisation et l’influence exercée par les élites françaises et européennes dans l’évolution du processus d’intégration, et se situent au carrefour de plusieurs disciplines: économie politique internationale et comparée, sociologie économique et sociologie de l’Etat.
A quelques jours des élections européennes du 26 mai 2019, GrèceHebdo* a interviewé Christakis Georgiou sur les enjeux de ce scrutin, l’état de lieu concernant le rôle du Parlement européen et le contrôle démocratique de l’UE (la « parlementarisation » de l’UE), l’avenir de l’intégration européenne après Brexit et la montée des partis de l’extrême droite en Europe.
A quelques jours des élections européennes, quels sont les principaux enjeux européens de ce scrutin ?
Le principal enjeu concerne la distribution des sièges dans le nouveau parlement entre les différents groupes politiques et surtout, pour la première fois depuis longtemps, la manière dont la nouvelle distribution permettra de former une majorité politique alternative à la grande coalition PSE–PPE qui s’est installée depuis plusieurs décennies. En toute probabilité, les deux groupes n’auront pas la majorité à eux seuls ; de surcroît, le PPE est traversé par un clivage qui paraît irréconciliable entre l’aile orbanisée et l’aile modérée. On voit mal comment le PPE pourrait conserver une cohérence interne et une capacité d’action unifiée après le scrutin. On prédit couramment l’éclatement du PPE avec l’exclusion du Fidesz après les élections, ce qui paraît tout à fait possible et ne fera qu’affaiblir davantage le PPE.
C’est pourquoi la chose à scruter est dans quelle mesure la nouvelle coalition majoritaire – nécessaire pour la désignation du président de la Commission et du collège des commissaires – aura son centre de gravité à gauche de l’échiquier politique, une possibilité tout à fait paradoxale dans un contexte de recul du PSE et de montée relative des droites radicales, dont l’impact est amoindri par les querelles internes et la dispersion en plusieurs groupes politiques. Il est même envisageable que le prochain président de la Commission soit un socialiste dans une coalition allant « de Tsipras à Macron », c’est-à-dire comprenant la GUE, les Verts, le PSE et ALDE avec les eurodéputés macronistes.
Pour le reste, le résultat ne devrait pas changer fondamentalement les choses pour ce qui concerne les principaux dossiers européens du moment : la réforme de la zone euro, les relations futures avec le Royaume-Uni, la poussée pour une intégration renforcée en matière militaire, la question migratoire et les relations avec la Russie. Le Parlement n’est pas un acteur majeur de la réforme de la zone euro qui se joue entre les principales capitales des Etats-membres. La même chose vaut pour la question militaire. Sur les relations futures avec le Royaume-Uni, la principale inconnue est la situation à Londres et quelle que soit l’évolution de la composition politique du nouveau Parlement, celui-ci maintiendra la position qu’il tient aujourd’hui dans les négociations. Enfin, sur les questions migratoires, le Parlement a déjà adopté une proposition de réforme du système de Dublin II mais celle-ci achoppe pour le moment au sein du Conseil des ministres.
On parle souvent de la faiblesse politique du Parlement européen. Où en est-on aujourd’hui, dix ans après le traité de Lisbonne, en ce qui concerne le contrôle démocratique (la « parlementarisation») de l’UE, selon vous ?
La grande évolution en matière de régime politique des trente dernières années est la montée en puissance du Parlement, notamment dans le processus législatif (cf. figure) mais aussi en termes de désignation de la Commission, de vote du budget et ainsi de suite. Cette parlementarisation est une des causes du Brexit d’ailleurs. L’élargissement de la procédure législative ordinaire (majorité qualifiée au Conseil et codécision avec le parlement) aux questions afférentes à l’industrie financière dans le traité de Lisbonne a été suivie par un programme législatif intense conduit sous la responsabilité du commissaire au marché intérieur, Michel Barnier, en 2009-2014 visant à établir un « single rulebook » (un ensemble de règles uniques) en la matière – en d’autres termes, par une tentative poussée d’harmonisation réglementaire en matière financière. Ce programme a souvent été adopté contre Londres et en particulier contre les souhaits des financiers de la City. Cela a poussé la frange europhobe et thatchérienne des Conservateurs à radicaliser leur opposition à l’UE et à obtenir un mandat pour faire sécession. En d’autres termes, le renforcement du fédéralisme parlementaire a conduit à un contre-mouvement de la part de l’une des principales forces politiques anti-fédéralistes en Europe.
Pour autant, il reste encore du chemin à parcourir pour achever la parlementarisation de l’UE. Le Parlement ne dispose pas du droit d’initiative législative (au contraire de la Chambre des représentants américaine par exemple), monopolisé par la Commission. Une motion de censure de la Commission requiert une majorité qualifiée de deux tiers des eurodéputés, ce qui rend plus difficile l’exercice du contrôle parlementaire sur l’exécutif européen une fois le collège des commissaires désigné. La procédure législative ordinaire ne s’applique pas à trois domaines essentiels, à savoir la fiscalité, la politique étrangère et la coordination macroéconomique (dont les plans de soutien en cas de crise financière). La Banque Centrale Européenne, qui a été amenée à jouer un rôle plus qu’incontournable sur le plan économique depuis dix ans n’est aucunement influencée par le parlement puisque ses dirigeants sont désignés par le Conseil européen et ne sont pas responsables devant le parlement. La même chose vaut pour le Mécanisme Européen de Stabilité, dirigé par l’Eurogroupe, qui échappe totalement au contrôle du Parlement car étant purement intergouvernemental. Enfin, un élément qui a cessé d’être mentionné depuis longtemps par les partisans d’un régime fédéral parlementaire, l’une des deux têtes exécutives de l’UE – le Conseil européen – échappe totalement au contrôle du Parlement.
Comment peut-on imaginer l’avenir de l’intégration européenne après Brexit ?
Quelle que soit l’issue du Brexit – et à ce stade tout semble possible, sauf un « no deal Brexit » – il a déjà énormément affaibli l’influence que peut exercer Londres à Bruxelles et détruit le prestige politique dont pouvait jouir auprès des autres Etats-membres le Royaume-Uni. On admet volontiers aujourd’hui à Westminster que le Royaume-Uni est devenu la risée de l’Europe.
Cela joue déjà comme un accélérateur de l’intégration parce que Londres a depuis trente ans agi de manière permanente contre le renforcement des pouvoirs fédéraux dans l’UE et contre le renforcement des institutions dites supranationales – la Commission et le Parlement. Londres a par exemple bloqué le passage à la majorité qualifiée – et donc à la procédure législative ordinaire – en matière de fiscalité et de politique étrangère lors des négociations pour le traité de Lisbonne. Londres a aussi mené le camp des Etats-membres qui ont fait capoter le projet de directive pour une Assiette commune consolidée de l’impôt sur les sociétés (ACCIS) proposé par la Commission dès 2011 et qui aurait permis à la fois une harmonisation fiscale et une lutte plus efficace contre l’optimisation fiscale. Par atlantisme, Londres s’est aussi opposé à l’époque aux initiatives visant à commencer à doter l’UE de forces militaires découplées de l’OTAN, une condition sine qua non pour que l’Europe acquiert une indépendance stratégique par rapport aux Etats-Unis. Ce n’est pas un hasard si ces dossiers reviennent avec force sur la table depuis 2016 – que ce soit le projet ACCIS, le passage à la majorité qualifiée en matière de fiscalité et de politique étrangère et la création d’un quartier général militaire de l’UE (il s’agit du projet de Capacité Militaire de Planification et de Conduite – MPCC – lancé en 2016).
Par ailleurs, si le Brexit finit par se réaliser, l’écart entre UE et zone euro s’amoindrira et donc le confort avec lequel un Etat-membre comme la Pologne par exemple pourra occuper l’espace entre les deux se réduira. Sans prédire que cela pousserait immédiatement la Pologne à vouloir adhérer à la zone euro, le Brexit accroîtra aussi l’attrait de la zone euro pour les Etats-membres qui n’en font pas partie.
Enfin, le scénario de la contagion ne s’est pas réalisé. Au contraire, on observe que toutes les forces eurosceptiques de la droite radicale dans les Etats-membres se démarquent de plus en plus du Brexit et atténuent la dimension eurocritique dans leurs discours politiques. La Lega de Salvini et le Rassemblement National de Le Pen, par exemple, ne parlent plus de sortie de l’euro.
Comment peut-on expliquer la montée des partis de l’extrême droite en Europe ? Est-ce qu’on peut parler d’une tendance européenne généralisée, ou au contraire on doit se limiter sur le plan national ?
Sans être spécialiste de politique électorale, il me semble que la montée de l’extrême droite est un phénomène structurel dans l’évolution politique des sociétés du capitalisme avancé. L’euroscepticisme n’est certainement pas un moteur dans la montée de ces forces, même si, sous des formes diverses, il fait partie de leur répertoire idéologique pour des raisons que j’explique ci-après.
Il me semble que l’explication la plus convaincante du phénomène est celle du « Cultural Backlash », promue notamment par les politistes américains Ronald Inglehart et Pippa Norris. Cette explication permet de comprendre pourquoi la droite radicale émerge dans tous les Etats du capitalisme avancé – des Etats-Unis de Trump à l’Espagne avec Vox, en passant par la Suisse avec l’UDC, le Royaume-Uni avec le Brexit ou les pays scandinaves. Ce serait l’avancée de l’agenda libertaire de la nouvelle gauche soixante-huitarde – en matière de droits pour les femmes et les personnes LGBTQI, de défense de l’environnement, de promotion de la liberté des mœurs et de déconstruction de la famille nucléaire et, surtout en Europe, de sympathie pour les migrants – qui expliquerait la montée de cette droite radicale, arc-boutée sur un monde qui disparaît sous ses yeux et qu’elle tente de préserver. Le socle idéologique de cette droite radicale est donc constitué par les thématiques conservatrices sur ces questions, du traditionalisme en matière de mœurs et de famille, du climato-scepticisme et du racisme, du nativisme et de l’hostilité aux migrants. Ces éléments sont communs à toutes ces droites, alors que celles-ci se divisent très fortement sur les questions économiques, certaines étant libérales voire libertaires et d’autres avançant un profil plus protectionniste et étatiste.
C’est donc une tendance européenne voire globale qui concerne les pays du capitalisme avancé. Son rapport avec la question européenne passe par l’affirmation des identités traditionnelles, et donc des identités nationales pour ce qui concerne les partis nationaux de cette droite en Europe. Ce qui les conduit à privilégier les concepts d’Europe des Nations ou des Patries pour aborder sur le plan théorique la question européenne. C’est un discours aussi vieux que la Ve République française d’inspiration gaullienne, le général De Gaulle ayant été le dirigeant politique d’après-guerre à avoir théorisé cette approche de la construction européenne.
*Interview accordée à Dimitris Gkintidis et Magdalini Varoucha | GreceHebdo.gr
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