L’ actualité géopolitique sur le plan européen voire international pose toute une serie d’ enjeux cruciaux.
GrèceHebdo* s’est entretenu avec le professeur Georges Prévélakis** à propos des défis géopolitiques qui surgissent après la signature de l’Accord de Prespes, mais aussi des dernières évolutions au plan européen, à quelques mois des éléctions européennes.
Comment évaluez-vous la ratification de l’Accord de Prespes par le Parlement Hellénique le 25 janvier dernier ? Quels défis cet accord pourrait-il relever pour ce qui est de la géopolitique de la région ?
C’est le révélateur de l’échec des élites intellectuelles et politiques grecques à concevoir une politique balkanique réaliste, malgré l’énorme avantage du pays dans la région à la sortie de la guerre froide. Pendant un quart de siècle, la Grèce a dépensé la plus grande partie de son capital diplomatique en essayant d’empêcher la reconnaissance d’une entité stato-nationale “macédonienne”, pour finalement capituler à Prespes. Sans aucun effort de préparation politique, diplomatique et psychologique préalable, Athènes donna ainsi urbi et orbi un signe de faiblesse et a divisé sa population.
A la place d’essayer de comprendre les causes de cet échec (choix erroné d’objectif ? stratégie inadaptée ? trop de rigidité ? arrogance ? mauvaise évaluation du contexte géopolitique ? manque de pédagogie ?) et d’en tirer les enseignements nécessaires, le débat actuel a été instrumentalisé dans le cadre des élections législatives prochaines, au point de condamner au silence tout commentateur conscient de la complexité de la situation.
Le grand défi pour la région concerne maintenant la polarisation de la vie politique autour d’un accord en grande partie imposé de l’extérieur, ce qui, indépendamment des gains tactiques provisoires de certains acteurs, ne peut profiter qu’aux nationalistes anti-occidentaux. Pour éviter une telle évolution, il faudra beaucoup de sagesse et de modération de la part des leaders politiques, qui, tout en se coordonnant avec le consensus européen, devront aussi prendre en considération les sentiments et les ressentiments de populations porteurs de mémoires douloureuses. Il ne faut pas sous-estimer le fait que l’Aube Dorée, le parti d’extrème droite en Grèce, occupe actuellement la troisième position dans les sondages. Les intellectuels doivent se mobiliser afin de proposer des récits à partir de la connaissance de terrain pour répondre aux historiographies a-historiques. Un peu plus de Géographie culturelle et d’Anthropologie sociale ne seraient pas inutiles. Il faudra aussi que les Occidentaux fassent preuve de discernement et de discrétion. “Vers l’Orient compliqué, il ne convient pas toujours de voler avec des idées simples”1.
Au niveau européen, quels sont les enjeux cruciaux à quelques mois des élections européennes ?
L’épicentre de la politique européenne s’est déplacé en France. Le mouvement des gilets jaunes a des implications qui dépassent de loin la politique française. La nocivité de cette mobilisation “spontanée” pour le projet européen, à quelques mois des élections européennes, ne peut pas avoir échappé à l’attention d’acteurs hostiles à la consolidation européenne. Le gouvernement français a géré cette contestation avec souplesse, intelligence et fermeté. Le pire a été évité, mais la dynamique européenne inspirée par le renouveau politique du Président Macron a été sérieusement entamée. Cet “épisode” montre le genre d’obstacles qui se dressent sur le chemin européen.
A court terme, l’enjeu principal consiste évidemment à éviter la victoire des forces anti-européennes aux élections ; mais il ne faudra pas oublier par la suite le travail de réflexion à long terme. Autrement, une victoire éventuelle des pro-européennes ne serait qu’une victoire à la Pyrrhus. Parmi les questions à discuter, il faudra étudier sérieusement la crise des gilets jaunes ; certes sous un aspect social et politique, mais aussi dans une perspective géopolitique.
Pensez-vous que l’UE se trouve face à une crise existentielle, après une crise financière ?
L’Union européenne se trouve à nouveau face aux enjeux fondamentaux de la géopolitique européenne, après une longue période de sécurité et de stabilité qui nous ont menés à les oublier. Nous devons prendre conscience que nous sommes au point de changer d’ère. La longue période d’immobilisme relatif qui a prolongé la stabilité de fer de la Guerre Froide se termine. Ces sept décennies risquent de paraître aux historiens de l’avenir comme une parenthèse au sein d’une histoire européenne qui se caractérise par la turbulence : une vision en contradiction avec la perception de nos générations.
Des vieilles questions oubliées se posent à nouveau ; en même temps il faudra trouver des nouvelles réponses, adaptées à un contexte mondial totalement renouvelé. Parmi ces questions on peut évoquer le choix entre le caractère plus continental ou maritime de la construction européenne, le rapport de l’Europe à la Méditerranée, sa relation avec les États-Unis, la dialectique russo-germanique…
La situation démographique et migratoire place aussi l’Europe face à une question explosive, pour laquelle il y a eu très peu de préparation intellectuelle pendant la Guerre Froide : la question identitaire. C’est pour cette raison que la crise migratoire des précédentes années a eu un effet déstabilisateur bien plus lourd que la crise économique, malgré sa dimension financière (coût pour l’accueil des migrants, subventions) infiniment plus limitée.
Pourriez-vous nous décrire le nouveau visage des nationalismes de nos jours ? Est-ce que l’Union Européenne dispose des atouts face à la montée des nationalismes?
Le nouveau visage des nationalismes, on peut le résumer au slogan : “le peuple contre les élites”. La source des tendances nationalistes, en Europe et aux États-Unis, est à chercher aux douleurs de l’adaptation à une nouvelle ère pendant laquelle les populations occidentales se trouvent sans protection face à la concurrence du reste de l’humanité. A ce choc économique, qui rappelle le choc subi par les populations indiennes décrit par Karl Marx quand l’industrie textile anglaise a balayé leur artisanat, s’ajoute le choc technologique qui rend caduques des compétences péniblement acquises. Désemparés, les populations cherchent la solution à un retour imaginaire à la sécurité de la fermeture et du nationalisme. Ils expriment leur exaspération à travers la xénophobie, l’antiélitisme. Le retour de l’antisémitisme est hélas très indicatif de ces dérives.
L’Union européenne dispose d’un héritage intellectuel important qui peut l’aider à répondre à ces nouveaux dangers. Cet héritage, fondé sur les humanités, a été en grande partie marginalisé sous l’influence du “paradigme” culturel américain. Il est important de prendre conscience de sa valeur. Seule la profondeur historique, le patrimoine du temps long, peut nous guider à travers des changements qui rendent nos expériences de court terme insignifiantes.
La politique française actuelle en matière d’éducation nationale montre le chemin.
Quelles leçons peut-on tirer de l’ «aventure » de Brexit ?
L’«aventure » de Brexit montre que l’on ne peut pas faire l’économie de la géopolitique. Cette catastrophe est en grande partie la conséquence de l’hégémonie de l’esprit juridique et économique dans la construction européenne.
La logique économique et juridique fait table rase de la diversité géographique qui est physique, économique, sociale et culturelle. Les cartes de l’Europe qui nous entourent sont composées de divisions administratives ou de taches de couleur illustrant des indicateurs économiques. La “texture” géographique est absente. Il suffit de les comparer avec les cartes et les atlas qui peuplaient les bibliothèques des Européens avant la deuxième guerre mondiale pour se rendre compte du rétrécissement de notre vision.
L’unité de l’Europe ne peut pourtant reposer que sur l’équilibre et la coordination entre ses différentes composantes géographiques : atlantique, méditerranéenne, continentale et septentrionale. Vouloir raboter les différences et les soumettre au lit de Procruste de la norme juridique et économique ne peut que provoquer des renversements. La sous-estimation du facteur géopolitique a conduit à l’exaspération des tendances centrifuges qui, combinées avec les douleurs de la grande mutation économique et technologique, ont provoqué le désastre du Brexit. En Pologne, en Hongrie, en Italie ou en Grèce, la montée des tendances national-populistes peut s’expliquer de la même manière. Le Brexit doit provoquer un réveil. L’Architecture européenne doit s’adapter à la Géographie, en introduisant la souplesse indispensable, celle qui aurait permis le maintien du Royaume-Uni dans la famille.
L’Europe, trop influencée pendant les décennies précédentes par le continent centralisateur, doit se tourner maintenant à nouveau vers ses sources maritimes réticulaires.
** Georges Prévélakis est professeur de géographie politique et culturelle émérite à l’Université Paris 1 (Panthéon Sorbonne) et membre du laboratoire Géographie-cités (CNRS). Il a enseigné dans les universités françaises, grecques et américaines depuis 1984. De 2003 à 2005, il était directeur de la Chaire Constantin Karamanlis(The Fletcher School, Tufts University). Entre juin 2013 et juillet 2015, il a été représentant permanent de la Grèce à l’OCDE.
Il est spécialiste de géopolitique européenne et de géopolitique des Balkans et des diasporas. Parmi ses thèmes de recherche, le cloisonnement de l’espace, la territorialité, le rôle de la culture dans l’organisation des espaces réticulaires, la géopolitique de l’Europe, des Balkans, Géopolitique et des Diasporas, l’aménagement d’Athènes, la géographie humaine de la Grèce.
Georges Prévélakis est l’auteur de plusieurs articles et ouvrages. Son dernier livre Qui sont les Grecs ? Une identité en crise échappe à une historiographie romantique et indique les ressources de la Grèce face à une Europe en train de redéfinir sa relation avec « les Autres ». Parmi ses ouvrages figurent également: Géopolitique de la Grèce,Les Balkans, cultures et géopolitiques,Les Réseaux des diasporas,ainsi que Athènes, urbanisme, culture et politique.