Il y a cinquante ans, le 17 novembre 1968, Alexandros (Alekos) Panagoulis (1939-1976) est condamné à mort par la Cour martiale d’Athènes pour avoir tenté d’assassiner le colonel Georgios Papadopoulos qui dirige la dictature des colonels (1967-1974). Le 13 août 1968, Alekos Panagoulis avait placé sous la route une bombe qui a explosé quelques instants après le passage de la voiture blindée du dictateur.

Le procès de Panagoulis et de ses 15 co-accusés a un retentissement mondial. Face aux protestations, les militaires grecs n’exécutent pas Panagoulis. Il reussit à s’évader de la prison le 5 juin 1969. Arrêté à nouveau et conduit provisoirement à la caserne de Goudi, il est ramené un mois plus tard à la prison du Bogiati, où il est enfermé dans l’isolement de la cellule «tombe », prison construite spécialement pour lui et creusée sous terre, d’à peine 2 m de long sur 1,50 m de haut. Il tente plusieurs fois de s’évader de nouveau, sans succès. Il est torturé et gardé cinq ans dans ce cachot et devient un symbole: celui de la lutte du peuple grec contre la dictature. 

Suite à l’amnistie générale accordée par le régime des colonels aux détenus politiques – après des pressions internationales –  il est finalement libéré en août 1973 et Il s’exile à Florence, en Italie, afin de donner un nouveau souffle à la résistance. Lors du rétablissement de la démocratie, Alekos Panagoúlis se présente aux élections de novembre 1974 et il est élu député avec l’Union du Centre. En tant que député, il continue la chasse aux hommes politiques qui avaient collaboré avec le régime dictatorial.  Il fait alors la connaissance de la journaliste italienne Oriana Fallaci, qui sera sa compagne jusqu’à sa mort. Dans la prison de Bogiati, il écrit des poèmes sur les murs de sa cellule ou sur des papiers microscopiques avec comme encre, souvent son propre sang. En Italie, après sa libération, il publie certains de ceux-ci en cahiers (bilingue en grec et en italien), sous le titre Vi scrivo da un carcere in Grecia (Je vous écris d’une prison en Grèce) avec une note introductive du célèbre artiste italien Pier Paolo Pasolini. Il avait plusieurs publications en grec, comme la collection intitulée Les poèmes. 

Panagoulis meurt à 37 ans, le 1er mai 1976, dans un accident de voiture demeuré suspect. 
 
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Alekos Panagoulis au cours du procès, en novembre 1968. 
 
Denis Langlois a pu suivre en tant que jeune observateur judiciaire le procès de Panagoulis en novembre 1968.  Marqué par l’événement, il écrit le livre  Panagoulis, le sang de la Grèce, paru dès 1969 aux éditions Maspero.  Cinquante ans après, une  nouvelle édition, enrichie de compléments, vient de paraitre en France (octobre 2018, éditions SCUP). De plus, le livre a été récemment traduit et publié en grec (novembre 2017, éditions Papazisis).
 
Denis Langlois est avocat, né en 1940 en France. Spécialisé dans la défense des droits de l’Homme, il  a suivi comme observateur judiciaire des procès en Grèce (dont ceux d’Alekos Panagoulis, du professeur Filias, de l’écrivain Plaskovitis et du groupe trotskiste “Spartacus” pendant la dictature des colonels), en Espagne, en Tunisie, au Koweit, au Mali. Pacifiste convaincu, il a été en 1990-1991 le porte-parole de l’Appel contre la guerre du Golfe. Il a séjourné en Yougoslavie, en Irak, au Liban et à Djibouti pour témoigner des conséquences dramatiques des guerres.
 
En tant qu’écrivain, il a publié une trentaine de livres qui concernent la justice, la police, les prisons, mais aussi des romans et des livres pour enfants (L’injustice racontée aux enfants a notamment été traduite en grec). Il a reçu en 1989 le Prix littéraire des droits de l’homme pour le récit d’une importante affaire judiciaire française : L’Affaire Seznec.
 
GreceHebdo.gr a interviewé* Denis Langlois sur son livre  Panagoulis, Le sang de la Grèce.
 
Denis Langlois juin 2018
 Denis Langlois en juin 2018.
 
En août 1968, en tant qu’avocat de la Ligue des Droits de l’Homme, vous avez suivi le procès d’Alekos Panagoulis  à Athènes. Pourriez-vous nous parler de votre rapport avec la Grèce avant et après cet événement ? 
 
Au lycée j’avais choisi d’apprendre le grec ancien et pour moi la Grèce représentait le berceau de la démocratie, même si je savais que celle-ci avait coexisté avec la pratique de l’esclavage et de nombreuses inégalités. Après mes études à l’Université et mon emprisonnement pour avoir refusé d’effectuer le service militaire alors obligatoire en France, je suis devenu à 27 ans le conseiller juridique, puis l’avocat de la Ligue des droits de l’homme. Symboliquement cela s’est produit en avril 1967, alors que la dictature des colonels s’installait en Grèce. La Ligue française a hébergé à Paris, la Ligue hellénique des droits de l’homme en exil, de nombreux réfugiés politiques grecs venaient dans nos bureaux et tenaient des réunions au siège de la Ligue. Un bulletin hebdomadaire “Athènes-Presse libre” y était imprimé. Tout de suite, très loin de la démocratie mythique de la Grèce ancienne, j’ai donc été plongé dans la dénonciation de cette dictature et lorsqu’en novembre 1968 on m’a demandé de suivre en tant qu’observateur judiciaire le procès d’Alekos Panagoulis et de ses camarades qui avaient tenté d’assassiner le colonel Papadopoulos, j’ai accepté.
 
panagoulis proces 5 ff1dfAlekos Panagoulis au cours du procès, novembre 1968.
 
Comment avez-vous vécu la dictature en venant de la France de mai 68 ? Est-ce que votre conception de la réalité politique en Grèce correspondait à ce que vous avez vu en réalité Grèce à l’époque ?
 
En tant que militant des droits de l’homme, j’avais participé en France au mouvement de mai 1968 et soutenu diverses luttes qui éclataient dans le monde entier. J’étais informé sur la dictature en Grèce, mais je ne savais pas ce qu’était matériellement une dictature militaire. Dès mon arrivée à l’aéroport d’Athènes, j’ai découvert un pays écrasé par l’armée et la police. Il y avait des hommes en armes un peu partout, des patrouilles dans les rues. Je sentais la peur de la population. Les chauffeurs de taxis refusaient de se rendre à certaines destinations, les passants de donner certains renseignements. Rencontrer les militants qui continuaient d’agir et les familles de ceux qui avaient été arrêtés était difficile. Tout était surveillé. Le courage exceptionnel de Panagoulis et des autres résistants et résistantes atrocement torturés était d’autant plus admirable. Cette expérience m’a profondément marqué et m’a confirmé dans la nécessité de défendre les droits des êtres humains partout où ils étaient bafoués.
 
Manifestation à Paris en faveur de Panagoulis et des prisonniers politiques grecs
Manifestation à Paris en faveur de Panagoulis et des prisonniers politiques grecs.
 
Votre livre  Alekos Panagoulis, le sang de la Grèce (traduit récemment en grec) était écrit « à chaud », quelques mois après le procès. Pourquoi aviez vous ressenti le besoin d’écrire un livre sur Panagoulis ?
 
Dès la fin du procès, dès la condamnation à mort de Panagoulis, j’ai considéré que j’avais le devoir de témoigner de ce que j’avais vu et de dénoncer le terrible jugement de la Cour martiale d’Athènes. J’ai tenu une conférence de presse au siège de la Fédération internationale des droits de l’homme, j’ai participé à des meetings de protestation et écrit des articles. Je n’ai pas été le seul et un vaste mouvement international a permis de sauver la vie de Panagoulis. Je suis retourné en Grèce suivre d’autres procès de résistants, mais en mai 1969 j’ai été expulsé par les colonels, remis d’office dans un avion pour Paris. Parallèlement à mon travail d’avocat, j’ai pensé qu’il pouvait être efficace de consacrer un livre à Panagoulis et son procès. Il était emprisonné dans des conditions effroyables et continuait à être torturé. À l’époque, les livres étaient importants, je l’avais constaté en publiant précédemment un ouvrage sur les prisons en France. “Panagoulis, le sang de la Grèce” s’est donc inscrit logiquement dans ce combat pour les droits de l’homme.
 
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Quel était l’impact du livre en France à l’époque et pourquoi une réédition aujourd’hui ?
 
C’était, dans l’après-Mai 68, une période très militante en France et dans le monde entier. Comme je l’ai dit, dès le début de la dictature des colonels, beaucoup de Grecs s’étaient réfugiés en France, rejoignant une diaspora déjà importante. Le livre a donc été épuisé rapidement. Plusieurs médias en ont parlé. Une pièce de théâtre a été montée à partir des éléments que j’avais publiés. La lutte contre la dictature s’est poursuivie en Grèce et ailleurs. En novembre 1973, la révolte des étudiants de Polytechnique (où Panagoulis avait fait ses études), rejoints par une partie de la population, a joué un grand rôle dans la chute finale de la dictature, 7 ans après le Coup d’Etat militaire. En 1983, avec d’autres militants étrangers, j’ai été officiellement invité en Grèce pour être décoré de l’Ordre du Phénix. C’est la seule décoration que j’aie jamais accepté au cours de ma vie.
 
Le développement d’Internet m’a permis dans les années 2010 de créer un site et de rendre publics les documents concernant le procès de Panagoulis et sa mort suspecte en 1976. J’ai constaté qu’il y avait un grand intérêt de la part des internautes, cela m’a incité, 50 ans après, à souhaiter republier le livre en le complétant par des annexes. Un éditeur français, Scup, partageait cet intérêt et notre collaboration a donné naissance à cette réédition. Le fait qu’en Grèce le livre ait été traduit et publié en 2017 par les éditions Papazissis, avec une préface du frère de Panagoulis, a été également un encouragement.
 
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Panagoulis arrêté à nouveau après son évasion de la prison en juin 1969. 
 
Est-ce que la Grèce d’aujourd’hui vous intéresse ?  Suivez-vous toujours la politique ou/et les courants artistiques et littéraires contemporains du pays ?
 
La Grèce d’aujourd’hui m’intéresse bien sûr. Comment ne pas être sensible aux malheurs qui se sont abattus sur le peuple grec et à la façon dont il a résisté et lutté ? Je me tiens informé de l’actualité grecque, j’ai signé des appels en faveur du peuple grec. Je souhaite qu’il puisse sortir définitivement des difficultés. Même si je les connais bien moins que les aspects politiques, je m’informe sur les courants artistiques et littéraires contemporains. Ça bouge beaucoup en Grèce et c’est bon signe ! J’ai très envie d’avoir l’occasion d’y présenter mon livre et de parler du courage exceptionnel du militant-poète Alekos Panagoulis, ce symbole du héros grec qui, en risquant sa propre vie, tente de tuer le tyran.
 
* Interview accordée à Magdalini Varoucha  
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 A gauche: “Le Figaro”, 15 novembre 1968, “Le Monde”, 19 novembre 1968.
 
M.V.
 

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