Près d’une décennie après la fermeture de Décadence en 2009, Nikos Lakopoulos récupère à nouveau le bail de cette maison hantée et ambitionne de ressusciter l’esprit d’un lieu qui fascine même les générations les plus jeunes même s’ils ne l’ont pas connue.
GrèceHebdo* a interviewé Nikos Lakopoulos sur le rapport de Décadence avec le surréalisme, André Breton, Arthur Rimbaud et Dada et sur la renaissance de ce lieu singulier pour les athéniens.
Dites-nous, comment vous présenteriez le Décadence à quelqu’un qui n’y est jamais venu ou n’a jamais vécu les années ’80-’90 à Athènes: qu’est-ce qui a rendu cet endroit mythique à votre avis ?
Tout d’abord, il faut préciser qu’il s’agit d’un bâtiment de 1934, qui fut en effet la maison d’un officier de la Junte des Colonels (1967-1974), Georges Zoitakis, qui sera jugé et condamné à la prison à vie (peine plus tard allégée).
Ce n’est même pas un bâtiment néoclassique ou bien conservé. Mais peut-être l’atmosphère de cette maison de deux étages ou son emplacement dans une ruelle cachée derrière la colline de Strefi, prés d’Exarcheia, ont tous contribué à la naissance d’un endroit un peu caché. Le Décadence est devenu donc une sorte de cachette pour des artistes, des poètes et des “underground” d’Athènes. C’était le local fréquenté par des gens très diversifiés allant des artistes et des punks jusqu’aux travestis athéniens. On y croisait alors Leonard Cohen qui y passaient ses nuits ici en buvant ses Dry Martini avant de prendre le bateau pour rejoindre sa maison de Hydra, et aussi Alexandros Yiotopoulos, l’un des leaders présumés de l’organisation terroriste 17 novembre.
Pour une raison diabolique, déjà hanté par des poètes et des artistes, Nick Cave l’avait visité quatre fois de 1992 à 1994 et a passé ici vingt nuits avant et après ses concerts. Iggy Pop et sa bande figuraient aussi parmi les clients réguliers comme une centaine d’autres groupes de la scène indépendante tels que Tindersticks, Deus, Walkabouts, Archive se sont tombés amoureux de Décadence lors de leurs séjours à Athènes dans les années ’90. Selon la légende, un des membres d’Archive s’est marié avec une barmaid de Décadence !
Moi, je l’ai visité pour la première fois en 1979. Quelques années plus tard il m’est apparu un endroit agréable pour y créer une radio, quand mon émission radiophonique Radiosynnefoula s’est terminée par ERT. Finalement, cette radio ne s’est jamais vue le jour, alors c’est pourquoi j’ai fait le WC FM – une radio qu’on pouvait écouter dans les toilettes de Décadence. Je ne sais pas si c’est un endroit « mythique » comme vous le dites, mais il y a certainement quelque chose de particulier chez Décadence.
Pourquoi le nom « Décadence » ?
Le local a été fondé en 1978 par le peintre Yiannis Philippou. Comme il me l’a raconté lui-même, le nom lui est venu lors des travaux de peinture : il regarde le bâtiment et se proclame : « Décadence! » Et c’est ainsi que le club a trouvé son nom. Après le bar a été rebaptisé « Dafnos bar » d’après un client fidèle du local, Alexandros Dafnos. Pour une courte période a pris le nom « Jims Bar » jusqu’en 1990, quand il m’est venu l’idée de l’appeler « Ecole de filles, la douce décadence », mais on était en désaccord avec les collègues et donc on a repris le nom initial : Décadence.
Le Décadence rappelle le mouvement de Dada ou l’atmosphère du mai ‘68: un lieu d’imagination effrénée et de subversion esthétique qui était en même temps centre culturel, salon de coiffure, plage, épicerie, bar, maison de poésie, et cinéma ! Toutes les initiatives étaient le fruit de travail collectif et il y avait des slogans bien connus tels que « Ne dors pas dans les créneaux » ou «Le divertissement ne s’achète pas, il se produit». Y a-t-il des références à certains mouvements artistiques ou mouvements politiques dans la proposition culturelle qui était finalement la vôtre ?
Évidemment, il y a un lien avec la France ; tout d’abord le nom « Décadence » est français. A noter aussi qu’il y avait une crêperie de style français au sous sol du bar. Notre slogan « Le divertissement n’est pas à acheter, le divertissement est à créer » fait référence au fait que les locaux athéniens de l’époque voyaient les clients comme des billets de banque, tandis que pour nous ceci fut une insulte. L’expression « Ne dors pas dans les créneaux » vient de l’ Immaculée Conception d’André Breton et Paul Eluard et a été utilisé aussi dans mon livre L’abécédaire du soldat qui est devenu un best-seller à l’époque en contribuant au financement de Décadence. Évidemment, il y a beaucoup de surréalisme dans Décadence et aussi des références aux lieux tels que le Café Lautréamont, un petit bar habitué par des surréalistes à Paris qui s’est reproduite à Athènes pour une brève période dans les années ’80, ou au Cotton Club. Il y avait un autre bar peu connu qui m’avait marqué aussi, Ypersyntelikos, dans la rue Akadimias à Athènes. Pourtant ces liens existent dans une forme floue, pas comme une copie. Les billets DE émis par… la banque Décadence portent comme symbole le visage d’Arthur Rimbaud accompagné par la phrase « L’innocence est de retour».
Quant aux murs au dessus des bars, il y avait une affiche d’Albert Einstein et des verres d’Edgar Alan Poe. Je dirais donc que le Décadence, en disposant d’une aversion profonde pour la fausse culture et tout ce qui était « culturel » mais pas du vrai art, a combiné sa propre version de dadaïsme avec le punk. Mais tout cela, sans étiquetages.
Ha, ha! L’auto-proclamation de Décadence en tant qu’état de chambre a été faite à travers son journal Décadence Times comme une sorte de protestation contre les fournisseurs énergétiques dont les factures étaient impayées. Le titre à la Une était : «OTE–DEI : Restez en dehors de nos territoires ! ». C’était un symbolisme, comme le slogan « Donnez des retraites à l’âge de 20 ans ». C’était à cette époque là que j’avais proposé à Tzimis Panoussis de devenir le leader du parti politique « Décadence » et participer aux élections, mais il avait refusé. Je voulais fonder un parti qui organiserait des manifestations comme des fêtes, sans discours politiques, avec de la musique, des clowns et des jongleurs. Je voulais aussi déposer une demande pour la reconnaissance de notre indépendance auprès de l’ONU, mais je n’ai pas trouvé d’avocat pour le faire. Vous savez, c’est comme on dit : « Quand le sage désigne la lune, l’idiot regarde le doigt. » De toute façon, pendant les derniers mois, nous avons imprimé de nouveaux billets de Décadence afin de contribuer à l’autofinancement du bar. La journaliste de la Libération qui nous a fait un hommage a été impressionné. « Et quel est le taux de change de votre monnaie par rapport à l’euro ? » demanda-t-elle. « Un DE = 7 euros », précise-je. « Nous avons une monnaie forte ».
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