Nicolas Leron, chercheur associé au Centre d’études européennes de Sciences Po, est président du think tank EuroCité et président du site de critiques Nonfiction. Il vient de publier “La Double démocratie. Une Europe politique pour la croissance” (Seuil), coécrit avec Michel Aglietta (Voir la page du livre | Page facebook).
Nicolas Leron a répondu aux questions de GrèceHebdo *.
Vous avez récemment écrit avec Michel Aglietta un livre intitulé “La double démocratie. Une Europe politique pour la croissance” (Seuil). Εn quoi consiste-t-elle votre double démocratie ?
La double démocratie est une proposition de réforme pour surmonter la crise européenne, non l’analyse de l’état actuel de l’Europe. L’Union européenne, à ce jour, n’est pas une démocratie. Cela ne veut pas dire qu’elle est anti-démocratique. L’UE est un espace de protection des droits fondamentaux comme il n’en existe nul part ailleurs dans le monde. L’UE respecte au plus au point la règle de droit, avec une Cour de justice qui fait autorité. Mais pour autant l’UE ne remplit pas les critères constitutifs d’une démocratie, à savoir le vote du budget par une majorité parlementaire élue sur un projet de société. L’UE a, certes, un budget, mais il s’agit d’un budget technique, d’un misérable 1% du PIB, très en deçà du seuil de significativité politique. En démocratie, avant même de réfléchir au demos, il faut qu’il y ait un kratos. L’UE n’a pas de kratos, de richesse commune réelle, autre qu’un système juridique : elle n’a pas de budget politique, elle n’est pas une puissance publique. Elle est essentiellement une Europe de la règle, complétée par quelques politiques sectorielles et territoriales.
Mais l’Europe de la règle n’est pas sans effet sur les démocraties nationales : elle les étouffent. Plus que cela, l’UE, avec son droit du marché intérieur et ses règles budgétaires, opère une réduction significative des pouvoirs budgétaires des parlements nationaux, affectant en cela le cœur des démocraties nationales. Cette réduction est qualitative : elle force les gouvernements nationaux a mettre en œuvre, bon gré mal gré, une politique de l’offre, voire pour les Etats de la zone euro une dévaluation interne. La réduction est également quantitative, du fait des règles budgétaires européennes. Les électeurs-citoyens finissent par ne plus accepter ce sentiment de dépossession de leur pouvoir politique. Ils entrent alors dans une opposition frontale à l’UE et tendent même à se défier du régime démocratique.
Face à cela, il y a grosso modo quatre voies possibles. Le statu quo ou la méthode des petits pas. On continue d’avancer lentement, de proche en proche, par compromis bancals, insuffisants. A notre sens, cette première option mène dans le mur, car elle ne saurait à terme endiguer la vague montante des populismes et contrer les forces centrifuges. La deuxième option, c’est la sortie de l’UE ou de la zone euro. Nous la jugeons illusoire et contraire au nouvel ordre mondial qui se dessine. Une variante est la sécession interne, à l’instar de la Hongrie ou de la Pologne qui s’écartent des valeurs constitutives du projet européen, avec comme issue possible non pas la sortie volontaire de l’UE, mais son exclusion par la mise au ban. La troisième voie, c’est le grand saut fédéral, que nous estimons tout aussi illusoire et impraticable dans le futur politique envisageable. Il faut à cet égard noter que le saut fédéral et la sortie de l’UE constituent les deux faces de la même pièce : l’obsession de la souveraineté. Les fédéralistes prônent un transfert de souveraineté des Etats membres à l’UE, tandis que les souverainistes aspirent à un recouvrement plein et entier de la souveraineté nationale. Illusion dans un cas comme dans l’autre. La quatrième voie que Michel Aglietta et moi défendons est le saut démocratique : faire de l’UE une puissance publique productrice de biens communs, et par là revivifier les démocraties nationales en desserrant l’étau règlementaire européen. Une double démocratie qui passe par un saut budgétaire européen. Plus conceptuellement, ce saut démocratique renvoie à une problématique de la capacité (budget, puissance publique, démocratie), et non plus de la compétence (droit, souveraineté). Un exemple : l’UE a bien la compétence pour mettre en œuvre Erasmus. Or Erasmus concerne moins de 1% d’une classe d’âge. L’enjeu n’est donc pas celui de la compétence de l’UE en la matière, mais de sa capacité à généraliser Erasmus pour que 50% ou 80% d’une classe d’âge fasse Erasmus, et ainsi transformer la société européenne.
Vous constatez qu’il existe une rupture entre la souveraineté et la monnaie unique. Pourriez-vous nous parler de cette rupture ?
L’Union économique et monétaire (UEM) opère une rupture du lien organique entre le souverain politique et la monnaie. L’euro n’est plus relié à un souverain politique clairement identifié. Du coup, l’euro joue pour les Etats comme une monnaie étrangère, avec la conséquence dramatique qu’ils peuvent désormais faire défaut. En effet, les Etats de la zone euro ne peuvent monétiser leur dette publique. Ils n’ont plus la compétence du prêteur en dernier ressort. Mais la nature ayant horreur du vide, la crise européenne a forcé en quelque sorte la Banque centrale européenne (BCE) à s’auto-instituer prêteur en dernier ressort, en souverain monétaire, pour sauver la zone euro, en s’écartant au besoin de la lettre de son mandat conféré par les Etats membres. Mais ce modus vivendi n’est sans doute pas tenable à terme. Il faudra bien instituer un mécanisme clair de prêteur en dernier ressort.
Qu’est-ce que vous diriez à tous ceux qui soutiennent le retour vers la monnaie nationale ?
Sur le plan économique, le choc serait sans doute bien plus violent et coûteux que les effets positifs escomptés, pour l’Etat sortant comme pour le reste de la zone euro. Les Grecs le savent et, jusqu’à présent, ne veulent pas sortir de la zone euro. Mis à part Wolfgang Schaüble, peu de hauts dirigeants européens se prononcent pour une sortie, même temporaire, de la Grèce de la zone euro. Créer un précédent serait en effet extrêmement périlleux. Car il y aura toujours au sein de la zone euro un Etat en relative faiblesse, et donc susceptible d’attaques spéculatives.
Plus fondamentalement, la monnaie est bien davantage qu’un simple instrument monétaire. Elle est un élément constitutif d’un collectif politique. Elle est un élément décisif pour faire société. Abandonner la monnaie unique, c’est mettre à mal l’édifice politique en devenir du projet européen. Ce serait un renoncement pour quel bénéfice ? Celui de se retrouver avec un marché intérieur qui se suffirait à lui-même. Notons au passage que le Royaume-Uni n’est pas dans la zone euro, ce qui n’a pas empêché les britanniques de se prononcer en faveur du « Brexit ». La monnaie unique fut un acte politique fondateur. Mais en rompant le lien organique entre souverain et monnaie, elle exige aujourd’hui à un autre acte fondateur, que nous situons dans un saut budgétaire européen.
La formation d’un Parlement européen doté d’une véritable politique budgétaire ne constitue pas actuellement une utopie étant donné que l’extrême droite européenne ne cesse de progresser et l’ «establishment » politique européen reste toujours éloigné d’une telle option ?
La création du marché commun était une utopie, tout comme l’institution de l’euro. L’histoire nous prouve que de tels actes fondateurs sont possibles, à la condition première que les acteurs politiques comprennent qu’ils évoluent dans un contexte historique. C’est la seule solution pour se sortir du piège du court-termisme, de la tragédie des horizons. Cela passe par un nouveau grand compromis historique et géopolitique entre l’Allemagne et la France. On dit que jamais l’Allemagne n’acceptera la mutualisation des dettes. Mais l’Allemagne accepterait-elle davantage la destruction de l’UE ?
L’enjeu est de forger un nouveau paradigme dans la compréhension du moment politique et historique européen. C’est ce à quoi notre livre s’attache. Reposer à nouveaux frais les termes du problème. Je note que la question du budget européen trouve une certaine résonance, avec la résolution du Parlement européen sur la capacité budgétaire de la zone euro et le rapport Monti. De nombreux think tanks travaillent également sur le sujet. Mais l’essentiel est de bien poser la question du budget européen : celui-ci n’est pas qu’un instrument de stabilisation macroéconomique d’une zone monétaire sous-optimale. Il est d’abord l’élément constitutif d’une Europe politique. Par conséquent le saut budgétaire n’est pas un hypothétique horizon de l’intégration européenne, mais un prérequis, un point de départ, un acte fondateur, et non le lointain terme d’un processus incrémental.
Quelles leçons peut-on tirer de la gestion européenne de la crise grecque ?
Que la méthode des petits pas est désormais révolue, en ce qu’elle coûte de plus en plus cher pour un effet de plus en plus réduit et précaire. Le 3e plan d’aide à la Grèce peine à s’achever qu’on évoque déjà un 4e plan d’aide. Pour reprendre la formule de l’universitaire allemand Wolfgang Streeck : nous achetons du temps à un coût de plus en plus prohibitif. Ce n’est tout simplement pas tenable, tant économiquement que politiquement. La structure même de la situation appelle tôt ou tard une réponse : sortie/implosion de la zone euro ou mutualisation des dettes et transferts de richesses, c’est-à-dire le choix entre une Europe de la défiance, dont la caractéristique première est la sur-juridicisation des relations entres Etats membres, avec son lot d’humiliations et de blocages, ou bien une Europe puissance publique qui crée du commun.
A noter que l’union de transferts existe déjà : elle s’appelle le marché intérieur qui opère des flux massifs de richesses (capitaux, industries, technologies, ressources humaines…) entre les Etats membres, mais selon un principe de concurrence des intérêts privés qui génère une dynamique d’agrégation des richesses en un centre, disons l’Allemagne et le bloc germanique. Une Europe puissance publique a vocation à instituer une contre-union de transferts en distribuant la richesse selon une dynamique inverse, centrifuge, du centre vers la périphérie (territoriale et sociale), selon un principe de lutte électorale pour la définition de l’intérêt général.
* Entretien accordé à Costas Mavroidis
M.V.