Christina Koulouri est rectrice de l’Université Panteion des sciences sociales et politiques et professeure d’histoire, spécialisée dans l’histoire grecque, balkanique et européenne des XIXe et XXe siècles. Elle a suivi des études au département d’histoire et d’archéologie de l’université d’Athènes, à l’université de la Sorbonne (Paris I) et à l’École des hautes études en sciences sociales de Paris.

Elle a été chercheuse invitée à l’université de la Sorbonne (Paris 1 -UMR IRICE) en 2010, à l’université de Princeton en 2017 et à l’université de Regensburg (Allemagne) en juin 2019. Elle a reçu le prix Nikos Svoronos « pour sa performance exceptionnelle dans la recherche de l’historiographie grecque moderne » (1994), le prix « Delphi » de l’Académie internationale olympique (2012) et le prix Dimitrios Vikelas de l’ISOH (Société internationale des historiens olympiques).

Parmi ses publications, on compte 8 livres, 5 volumes collectifs et de nombreux articles en grec, en anglais et en français, sur des sujets tels que l’histoire du nationalisme, l’histoire de la mémoire, l’histoire du sport et des Jeux olympiques modernes, l’histoire de l’éducation et des manuels scolaires, la réconciliation et l’éducation à la paix. Son dernier livre « Fustanelles et Chlamys. Mémoire historique et identité nationale en Grèce, 1821-1930 » (Φουστανέλες και χλαμύδες. Ιστορική μνήμη και εθνική ταυτότητα, 1821-1930, Athènes, Alexandrie, 2020) a reçu le prix Anagnostis et le prix national d’essai.

À l’occasion du 50e anniversaire de la restauration de la démocratie en Grèce (1974-2024), Grèce Hebdo publie (en français) l’interview accordée par Christina Koulouri à Greek News Agenda | Rethinking Greece* sur Metapolitefsi (la période de transition après la chute de la junte militaire en 1974). L’interview porte sur les changements sociaux et culturels qui se sont produits en Grèce pendant cette période, l’importance de l’adhésion de la Grèce à l’UE, l’impact politique et social de la crise de 2008, la mémoire dynamique mais toujours vivante de Metapolitefsi, et enfin sur les réussites et les défis la démocratie grecque.

Le débat actuel concernant le 50e anniversaire de la restauration de la démocratie en Grèce explore aussi le contenu du terme “Metapolitefsi”. Qu’entendez-vous par ce terme sur le plan chronologique mais aussi sur le plan de valeurs que ceci incarne ?

Le terme Metapolitefsi signifie littéralement “changement de régime” et dans ce sens, il s’ identifie à la période qui va de 1974 à1975, c’est à dire de la chute des colonels jusqu’à l’adoption de la Constitution et les procès de la junte.

Cependant, le terme en est venu à désigner une période plus longue dont le début est connu mais la fin est contestée. A mon avis, cette phase se termine avec la crise financière de 2008, lorsque le système politique a connu sa propre réorganisation et les acquis de la période historique précédente sont mises en question. En même temps, on peut aussi identifier des clivages politiques au sein de Metapolitefsi qui correspondent à des événements nationaux et internationaux. Quant aux valeurs, Metapolitefsi s’identifie à la démocratisation de la société grecque à tous les niveaux et se réfère ainsi aux représentations associées à la démocratie. Politiquement, cette période va avec le parti socialiste (PASOK), ce n’est donc pas une coïncidence si sa fin marque également le déclin politique du PASOK, tandis que l’autre grand parti, la Nouvelle Démocratie (ND), a survécu aux bouleversements politiques des années 2010.

Quels sont les changements sociaux et culturels les plus importants en Grèce au fil de la période de Metapolitefsi ? Comment la société grecque a-t-elle évolué ?

L’euphorie qui a suivi l’effondrement de la junte s’est reflétée dans tous les terrains d’activité, caractérisés par ce que l’on pourrait appeler la « joie de vivre », en particulier au cours des années optimistes de 1980. La démocratisation des relations familiales et du système éducatif, le changement de la condition féminine et la libération sexuelle ont marqué de profonds changements sociaux, renforcés par l’ouverture de la Grèce sur l’extérieur, son entrée dans la CEE (plus tard l’UE) et l’amélioration  des conditions de vie. Dans le domaine éducatif, la démocratisation consiste à la modification des rapports de force au sein du système ce qui a permis l’accès égal de tous les jeunes à l’éducation, indépendamment de leur sexe ou leur origine sociale voire géographique.

En même temps, la publication de KLIK en 1987 à savoir le premier magazine « lifestyle », a marqué une évolution vers un consumérisme ostentatoire et le fantasme de mobilité sociale. Toutefois, les identités sociales n’ont pas été les seules à être réaménagées ; depuis les années 1990, la société grecque est entrée dans une crise d’identité qui a également affecté l’identité nationale, les identités politiques ainsi que d’autres identités collectives. Ainsi, de nouvelles collectivités se sont formées autour d’identités culturelles, dont celles définies par la mémoire traumatique (comme les Pontiques) ou le genre (comme les communautés LGBTQ+), transcendant le clivage entre « gauche » et « droite », en se croisant avec la crise politique de l’après-2010.

De quelle manière les événements internationaux et les développements géopolitiques mondiaux ont-ils influencé le cours de Metapolitefsi en Grèce ?

Un petit pays d’Europe du Sud-Est, comme c’est le cas de la Grèce, est inévitablement influencé par les évolutions internationales à tous les niveaux et résiste moins bien aux chocs mondiaux.

À la fin de la guerre froide, la Grèce s’est retrouvée dans le bloc occidental et n’a donc pas subi les transformations spectaculaires des pays du bloc de l’Est. Pourtant, elle a été inévitablement affectée à deux niveaux : d’une part, par les aspirations des pays balkaniques voisins à rejoindre des organisations telles que l’OTAN et l’UE et, d’autre part, par une vague massive de migration économique vers la Grèce.

Dans le premier cas, des enjeux tels que la question du nom de l’actuelle Macédoine du Nord, l’indépendance du Kosovo et les relations avec l’Albanie ont posé de nombreuses difficultés.

La question du nom, en particulier, a empoisonné la politique étrangère grecque pendant des décennies et a gaspillé des ressources précieuses, tandis qu’à l’intérieur du pays, celle-ci a alimenté des réactions conservatrices, exacerbées par la vague d’immigration. La rhétorique raciste et la violence xénophobe ont renforcé le parti néonazi Aube dorée, et même si sa représentation parlementaire a été éliminée à la suite de son procès, l’idéologie d’extrême droite et fasciste survit encore et est tacitement canalisé vers d’autres groupes politiques. En outre, tant que les guerres font rage dans notre voisinage, la paix est précaire, tant chez nous qu’à l’étranger.

Quel a été l’impact de l’adhésion de la Grèce à l’UE sur le parcours du pays ? Comment les relations entre l’Europe et la Grèce ont-elles évolué au cours de ces décennies ?

L’adhésion de la Grèce à l’UE a été déterminante à bien des égards. Tout d’abord, l’adhésion à la CEE en 1981, peu après la transition vers la démocratie et après l’invasion turque de Chypre, était perçue comme une garantie de stabilité politique. L’UE a fixé des exigences et des conditions spécifiques pour l’adhésion de la Grèce, ce qui a entraîné de nombreux ajustements institutionnels ; elle a également offert un soutien économique aux projets de développement (les « paquets Delors », les Cadres Communautaires d’Appui, etc.).

En outre, l’intégration européenne a constitué un avantage majeur pour la Grèce et les Grecs, qu’il s’agisse de la possibilité de voyager sans contrôles et sans avoir besoin de devises étrangères ou de la participation du pays à l’élaboration des politiques européennes transnationales.

Cependant, ces avantages ont été remis en question lorsque la crise financière a éclaté en 2008 et pendant les sombres années 2010. Les relations de la Grèce avec l’Europe ont été mises à l’épreuve par les politiques d’austérité et les mémorandums, ce qui a nourrit l’euroscepticisme. Le référendum de juillet 2015 a vu 38,69 % des voix en faveur du « maintien dans l’Europe », contre 61,31 % pour les dissidents. Néanmoins, ce résultat ne doit pas être interprété comme l’expression d’une volonté réelle de rompre les liens avec l’Europe, mais comme un vote de protestation contre l’augmentation dramatique de la pauvreté et l’imposition des politiques draconiennes d’austérité.

Comment la crise économique de 2008 a-t-elle affecté la démocratie et la stabilité politique en Grèce ? Pensez-vous qu’on a pu faire face aux conséquences politiques de cette période ?

La crise économique a favorisé la montée du « vote antisystème » au détriment des deux partis qui avaient gouverné le pays pendant la période de Metapolitefsi, à savoir la Nouvelle Démocratie (ND) et le PASOK. Les élections générales de juin 2012 ont marqué le bouleversement du système politique, avec ND obtenant 18,85 % des voix (par rapport à 33,5 % en 2009) et PASOK seulement 13,18 % (par rapport à 43,9 % en 2009), au moment où le parti néonazi d’Aube dorée, est entré au parlement pour la première fois obtenant 6,97 % et 21 sièges. L’agitation politique s’est poursuivie avec l’effondrement de SYRIZA lors des élections de mai 2023, un parti qui avait absorbé les protestations sociales de l’ère de la crise, mais qui a été « puni » pour avoir déçu les attentes initiales des électeurs.

La véritable victime de la crise semble être le système bipartisan qui a caractérisé l’époque de Metapolitefsi. En témoigne la scène politique actuelle : nous avons un parti dirigeant fort et une opposition fragmentée ; cependant, la tradition politique de deux  camps  opposés n’a pas disparu. Il reste à voir si le centre-gauche va se regrouper ou si les partis à droite de la Nouvelle Démocratie vont se renforcer davantage.

Comment la mémoire autours de Metapolitefsi et son importance ont-elles évolué au fil des années et au sein des générations ? Pensez-vous que la mémoire historique de cette période joue encore un rôle dans la politique grecque contemporaine ?

De l’instant où on pense que l’ère de Metapolitefsi n’est pas encore terminée et faute d’un nouveau terme pour la période qui lui a succédé (dans le cas où on pense que Metapolitefsi est bel et bien terminé), il est difficile de parler de mémoire collective. On dirait qu’il s’agit plutôt de la mémoire d’événements spécifiques, par exemple, le soulèvement de l’école polytechnique d’Athènes en 1973, l’invasion turque de Chypre en 1974, la victoire du PASOK en 1981, l’adhésion à l’euro en 2001, le référendum de 2015, etc. En d’autres termes, il s’agit d’événements évoqués par ceux qui les ont vécus parce que ces évènements définissent leur propre identité.  

Et comme il s’agit de générations différentes ayant vécu des expériences historiques très variées, les souvenirs sont différents et forment des identités distinctes. Vu que la « génération du Polytechnique » qui a gouverné le pays au cours de Metapolitefsi est considérée comme responsable de la crise financière, les jeunes générations qui se sont retrouvées au cœur de la crise gardent une mémoire historique plutôt négative de cette période.

Pourtant, l’évaluation négative de Metapolitefsi n’est pas seulement une question de génération, mais aussi une question d’identité politique. Les critiques des politiques mises sur pied à l’époque proviennent principalement de positions de droite, en réaction à ce qui était considéré comme la domination idéologique de la gauche.

En effet, Metapolitefsi, en tant que période historique, a été investi de significations spécifiques et renvoie à des valeurs particulières associées à la gauche. Ainsi, la mémoire de Metapolitefsi se perpétue à travers les idéologies politiques et les figures marquantes de la politique et de la culture.

Avec le recul du temps, quels sont, selon vous, les plus grands succès et les plus grandes faiblesses de la démocratie grecque au cours des 50 dernières années ? Quels défis pensez-vous que celle-ci devra affronter dans les années à venir ?

La plus grande réussite de la démocratie grecque est sa résilience. Ce n’est pas le moindre exploit pour un pays qui a connu des interventions militaires dans la politique, des tournants autoritaires, des dictatures, des guerres civiles et des changements de régime. Il est également remarquable que la démocratie a pu résister face aux chocs de la crise économique et politique et même aux menaces d’extrême droite. Cependant, les problèmes de transparence, de corruption et de clientélisme persistent. Par ailleurs, des récents événements tragiques ont mis en évidence les lacunes opérationnelles de l’État. Bref, la démocratie est confrontée à de nombreux défis, actuels et futurs. La démocratie n’est pas un acquis ; elle est vulnérable aux menaces imprévues, tant au niveau national qu’international, d’où la nécessité de mettre en place des mécanismes de protection et de cultiver la conscience démocratique chez les citoyens.

*Interview accordée à Ioulia Livaditi. Traduction vers le francais : Magdalini Varoucha

Interview | Stathis Pavlopoulos: Metapolitefsi.com ou la longue période après la fin de la dictature en Grèce
50e anniversaire de la restauration de la démocratie en Grèce | Exposition « Tous ici. 50 ans de démocratie »
Le 17 novembre 1973: le début de la fin de la dictature
40 ans depuis la signature du traité d’Athènes | Exposition d’archives sur la trajectoire européenne de la Grèce

M.V.

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