Diplômée de grec moderne et de Lettres classiques, Anne-Laure Brisac est traductrice, éditrice et ingénieure de recherche à l’Invisu (L’Information Visuelle et textuelle en histoire de l’art).  Durant de nombreuses années, elle a été professeur (du collège aux classes préparatoires) tout en menant parallèlement des travaux dans le milieu de l’édition et en pratiquant la traduction, d’abord en anglais (littérature jeunesse, essais en histoire de l’art…), puis, depuis le début des années 2000, en grec moderne (littérature grecque contemporaine). En 2013 elle crée la maison d’édition Signes et Balises, où elle publie des témoignages à forte dimension littéraire.
 
GrèceHebdo* a interviewé Anne Laure Brisac sur sa maison d’édition, mais aussi sur la traduction, publication et réception des écrivains grecs en France. 
 
Les premiers titres de Signes et Balises sont parus en septembre 2013, cela fait six ans déjà. Pourriez-vous nous faire un petit historique de ce qui a été accompli par rapport à vos intentions initiales ?
 
Je suis en train de préparer le 10e titre du catalogue et trois autres sont en préparation. Ce 10e titre est Barnum – chroniques de Virginie Symaniec (parution début décembre), qui raconte sous forme d’un journal les tribulations d’une éditrice indépendante qui fut d’abord chercheuse universitaire – spécialiste de l’histoire culturelle de Russie et de Biélorussie – et qui a fondé sa maison d’édition il y a six ans elle aussi. Elle y publie de la littérature française et étrangère, et une grande partie de ses ventes se fait sur des marchés dans des villages de toute la France auxquels elle est invitée à participer. Elle chronique le quotidien de son métier et de ses journées sur les marchés où elle rencontre beaucoup de gens qui ne lisent pas – mais grâce à elle lisent enfin !
 
Depuis le début de cette aventure de Signes et balises, les joies sont nombreuses. Tout d’abord, la joie d’avoir pu rencontrer des personnes, les auteurs, si différents les uns des autres, d’avoir pu transmettre leur histoire, souvent émouvante, et d’avoir pu, avec eux, trouver une forme que j’essaie de rendre toujours innovante : ce peut être la forme du récit lui-même comme les chroniques de Barnum qui au départ sont des billets publiés sur des réseaux sociaux ou Athènes-Disjonction de Christos Chryssopoulos dont nous avons inventé ensemble, l’auteur et moi, la structure ; ce peut être aussi au niveau du graphisme ou du choix de la typographie sur la couverture (jamais le même d’un livre à l’autre). Et c’est très émouvant de se dire qu’à chaque fois les auteurs m’ont fait confiance et sont ? heureux du résultat.
 
Signes et balises commence à être connu et apprécié d’un bon réseau de librairies ou de libraires que je démarche un par un : des libraires sensibles à ce que font les éditeurs indépendants (c’est-à-dire qui ne dépendent pas d’un groupe éditorial, souvent grand). Grâce à l’association des librairies indépendantes de Nouvelle Aquitaine, Christophe Dabitch, auteur d’Azimut brutal – 45e parallèle nord, a pu faire une véritable tournée dans le Sud-Ouest et être reçu dans un nombre non négligeable de librairies très accueillantes.
 
Par rapport à mes intentions initiales, je crois que ce qui me surprend le plus, et aussi me fait le plus plaisir, c’est de trouver ou d’initier des textes auxquels je n’avais pas pensé au départ, des sujets que je ne connais pas (par ex Barnum qui raconte la vue sur un marché de village). Il y a une infinité de sujets possibles quand on publie comme Signes et balises de la littérature de témoignage, et une infinité de formes possibles.
 
L’un des plaisirs, enfin, est que cela me donne l’occasion de réfléchir à la frontière ente littérature et journalisme. Où commence l’une, ou « finit » l’autre ? On travaille en permanence sur la distinction entre exactitude et vérité : parfois l’auteur a à cœur d’être parfaitement exact dans ses souvenirs, dans ce qu’il a vécu (Ivan Denys, quand on préparait son livre, avait le souci de livrer le récit le plus exact possible, il faisait de nombreuses vérifications) ; pour d’autres, ce qui compte le plus, c’est la vérité intime qui est la leur.
 
Dernière chose à laquelle je n’avais pas réfléchi en commençant : en quelles langues je publierai. Je n’avais rien arrêté de précis. Puis des traducteurs viennent me voir, ou des agents, et si le sujet est bon, si les pages traduites que me montrent le traducteur sont bonnes, je me lance. C’est ainsi que je n’aurais jamais imaginé publier un récit comme Minsk  cité de rêve d’un auteur biélorusse (Artur Klinau) ! Pour une tout petite maison d’édition indépendante comme Signes et Balises, évidemment les frais d’une traduction sont importants, mais je prends le risque si je trouve que le texte est bon et c’est le rôle des petites maisons comme celle-ci de faire ce travail de transmission que les grandes maisons font beaucoup moins car elles ont des impératifs de rentabilité différents des nôtres.
 
Photographie Christos Chrissopoulos Source photo www.signesetbalises.fr
Photographie par Christos Chryssopoulos | Source: www.signesetbalises.fr
 
Quelle est la position des écrivains grecs dans ce bilan et quelle a été leur réception par le public francophone ?
 
Je suis en effet aussi traductrice de grec moderne et de ce fait sensible et attentive à ce qui se publie en Grèce, en particulier si cela est pertinent par rapport à la ligne éditoriale que je me suis fixée.  Le catalogue compte pour l’instant deux titres grecs: Athènes-Disjonction de Christos Chryssopoulos (que j’ai traduit) et Journal d’un timonier et autres récits de Nikos Kavvadias (traduit par Françoise Bienfait, avec une postface de Gilles Ortlieb). Les deux ont une histoire et une réception différentes.
Le premier est le fruit d’un long compagnonnage entre l’auteur et moi. On peut dire qu’Athènes-Disjonction a été conçu à deux, auteur et traductrice/éditrice. A la demande de Christos, je traduisais, pour un webzine français, les textes qu’il rédigeait pour accompagner ses photos d’Athènes, et au fur et à mesure du travail il s’est rendu compte qu’il était en train de constituer un livre dont nous avons ensuite longuement discuté pour lui donner sa forme définitive.
 
Grâce à Marie Desmeures, responsable de la collection Lettres grecques chez Actes Sud, Christos a bénéficié en 2016 d’une résidence itinérante dans les Pays de la Loire (Nantes, Angers etc.). Trois livres de lui paraissaient au printemps en même temps: outre Athènes-Disjonction, La Destruction du Parthénon en poche (coll. Babel) et La Tentation du vide (Actes Sud). Les photographies qui composent Athènes-Disjonction étaient exposées sur les lieux où séjournait Christos pendant cette résidence, ce qui leur a donné une belle visibilité et a évidemment rendu service au livre. Le public a pu se rendre compte de l’ampleur, de la richesse et de la variété de son travail. Il faut dire aussi que cela intervenait à une époque où, en France, la crise grecque était, tristement, d’actualité et mobilisait, ou du moins émouvait – un peu – les gens (aujourd’hui il en est moins question dans les médias).
 
La particularité de petites maisons comme Signes et balisesest de pouvoir travailler sur la diffusion des livres sur le long terme, du fait que le catalogue est (volontairement) réduit. Ainsi, ces photographies seront de nouveau exposées en mars 2020 à Abbeville, en présence de Christos qui est invité au salon du livre organisé par la ville (et cette fois, c’est grâce à Benoît Verhille et à l’équipe des éditions La Contre Allée). Des librairies accueillent des tirages de ses photos: par exemple à Paris la librairie La Petite Égypte en expose une à l’entrée!
 
Pour Journal d’un timonier, c’est bien sûr différent parce que Nikos Kavvadias est décédé depuis près de quarante ans. Mais il est connu en France par son roman Le Quart, qui marque fortement les esprits de tout lecteur. Ce qui est amusant, c’est que la majorité des librairies qui le commandent sont situées sur le littoral, surtout l’Ouest. Ce qui n’est pas étonnant: Le Quart est un livre culte chez les marins! On avait fait une soirée de lancement à Paris à la librairie Quilombo qui avait invité un groupe de rébétiko, “Cherchez la femme”: c’était extraordinaire, plus de 120 personnes sont venues. Et on a pu aussi évoquer les relations entre les poèmes de Kavvadias et leur mise en musique par des chanteurs ou des compositeurs. Bref, ce livre marche très bien, très vite j’ai fait  un second tirage qui s’écoule bien. Quand je rencontre des libraires à qui je présente le catalogue, qui connaissent Kavvadias et qui voient le livre, ils sont ravis de le découvrir, de lire les “premières armes” comme l’écrit Gilles Ortlieb, des armes déjà bien affutées, de ce grand écrivain.
 
Et aujourd’hui je prépare, pour le printemps 2020, la publication de la correspondance de Kavvadias: les éditions Agra ont publié trois volumes dont je vais reprendre l’essentiel, les lettres à sa sœur et sa nièce, et ses échanges avec M. Karagatsis et Stratis Tsirkas. On découvre que cet homme, depuis son poste de radio sur les navires, vivait littéralement en littérature et en poésie: dans ses lettres figurent des phrases qu’on retrouve dans ses nouvelles ou ses poèmes; il cite de mémoire d’autres auteurs avec lesquels il entretient un compagnonnage intellectuel et affectif intense (Baudelaire, T.S. Eliot…).
 
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 Les écrivains Stratis Tsirkas et Nikos Kavvadias à Alexandrie (à gauche) et M. Karagatsis. 
 
Je prépare également un autre titre grec, un document exceptionnel. Il s’agit des deux manuscrits rédigés par Marcel Nadjary, un Thessalonicien juif qui fut déporté à Auschwitz-Birkenau et placé dans les Sonderkommando – le pire endroit… De la position qu’il occupait, il a réussi à rédiger (en 1944) sur quelques feuillets, dans l’urgence et le risque absolus, ce qu’il voyait – et faisait… Il a ensuite enroulé ces 13 feuillets et les a placés dans une bouteille, qu’il a cachée dans une sacoche en cuir, sacoche qu’il a enfouie sous la terre. Il a survécu à la déportation et en 1947 a rédigé un témoignage plus long, sur un cahier d’écolier. Ce n’est que bien plus tard, après sa mort, que le premier manuscrit a été découvert par hasard et a été publié grâce aux soins de la chercheuse et écrivaine Franghiski Ampatzopoulou. Récemment, le premier manuscrit, celui de 1944, a fait l’objet d’un nouveau déchiffrement grâce à un procédé inventé par un Russe, M. Polian. Les deux manuscrits (publiés en Grèce par les éditions Alexandreia) sont en cours de traduction par Loïc Marcou qui connaît très bien l’histoire de la Shoah en Grèce (il a travaillé aussi sur ce sujet) et ils feront l’objet de deux livres: l’un aux éditions Signes et balises (édition courante), l’autre, édition limitée et numérotée, aux éditions Artulis – Pierrette Turlais qui publient des ouvrages de bibliophilie contemporaine. Nous allons accompagner ces deux textes d’écrits d’historiens, de philosophes et d’écrivains. C’est prévu pour 2021, j’aurai l’occasion d’en reparler car ce sera un grand moment: nous prévoyons un lancement en France et aussi un en Grèce, et nous organiserons parallèlement une journée d’étude à laquelle nous inviterons des historiens grecs, français et d’autres pays – nous sommes en train de concevoir le programme.
 
grece livres expo
Photo du pavillon grec au Salon du Livre de Paris (2019). Source: Fondation hellénique pour la culture
 
Le français est la première langue vers laquelle des titres grecs sont traduits (selon des données fournies par EKEBI). Comment peut-on expliquer l’intérêt accru du public francophone envers les livres grecs ?
 
L’affection qui unit les deux pays, les deux peuples, est ancienne: elle remonte au moins au début du 19e siècle, voire avant. Sans même parler de la fascination des Occidentaux pour la Grèce antique, on sait l’intérêt que la France a eu très tôt pour la Grèce contemporaine, par exemple par la création des comités philhellènes à Paris en 1825. Les échanges entre intellectuels des deux pays ont été constants et se maintiennent aujourd’hui. Il n’est pas un hasard, alors, que la littérature grecque retienne l’attention. D’abord parce qu’il y a de grands auteurs! Les “classiques” du XXe siècle (Séféris, Cavafy, Ritsos) sont constamment réédités, retraduits. Des plus contemporains (Maria Efstathiadi, Thanassis Valtinos, Thanassis Hatzopoulos, Christos Chryssopoulos, Christos Ikonomou, Rhéa Galanaki, Maria Stefanopoulou etc., pour ne citer qu’eux) trouvent aussi leur place dans les catalogues des éditeurs français.
 
Le public est heureux de découvrir une Grèce d’aujourd’hui, une Grèce qu’il ne connaît pas forcément et qui n’est pas conforme aux stéréotypes qui circulent parfois sur le pays (les îles, la mer Égée et les veuves en noir sur le pas de leur porte, pour dire les choses de façon très caricaturale…), ainsi que des écritures novatrices.
Il faut saluer le travail remarquable des agents littéraires. Je vais citer en particulier Katerina Fragou et son agence Iris: c’est elle qui m’a fait découvrir Christos Chryssopoulos, elle parcourt inlassablement l’Europe (France, Grande-Bretagne, Allemagne, Espagne, pays des Balkans etc.) pour faire connaître les écrivains grecs aux éditeurs français et ses efforts sont récompensés!
  
Covers signes collage
 
Quels sont, à votre avis, les voies principales de publication de la littérature grecque vers le français ?
 
On peut distinguer différentes époques de la littérature grecque traduite en France pour les dernières décennies du XXe siècle et les premières du XXIe.
De 1965 à 1985, Gallimard (grand éditeur généraliste, importante figure de l’édition française depuis un siècle) est le principal éditeur à publier de la littérature grecque contemporaine (les prix Nobel Georges Séféris et Odysseas Élytis, Vassilis Vassilikos, Philippe Dracodaïdis…). A partir de 1986, cela se diversifie. Actes Sud, qui commence alors son activité, en publie beaucoup, ainsi qu’Hatier, le Griot (pour Koumandaréas, par exemple), et quantité d’éditeurs plus petits, certains qui naissent à cette époque (Sabine Wespieser), d’autres qui n’existent plus aujourd’hui. Cette période-là est un peu la belle époque.
 
Depuis un peu moins de quinze ans, cette tendance à la diversification s’est accrue. Il est frappant de voir comme les grands éditeurs historiques s’engagent moins dans cette littérature, et qu’elle est relayée par des petits, voire tout petits éditeurs. Ce sont eux aujourd’hui qui prennent majoritairement les risques (il faut payer les droits, les traductions… cela est nécessairement plus coûteux à produire et on sait que malheureusement cette littérature-là, comme celle d”‘autres “petits” pays, est peu rentable): des éditeurs indépendants comme le Miel des anges, Monemvassia, Quidam, Intervalles, Bruno Doucey, et je range Signes et balises dans le lot! – ou d’autres comme Cambourakis (soutenu par Actes Sud).
 
Plusieurs des confrères et consœurs que je connais parmi ceux que je viens de nommer recherchent une langue, un univers, une voix originale. Je ne dis pas qu’ils ne sont pas sensibles à la rentabilité du titre qu’ils vont publier, bien sûr, mais ce sont des défricheurs avant tout et sans doute que les contraintes commerciales qu’ils doivent affronter sont moindres que celles qui sont imposées aux éditeurs (je parle des personnes) des grands groupes.
 
Ce sont souvent les traducteurs qui font connaître aux éditeurs des titres susceptibles de les intéresser, ils travaillent main dans la main avec les agents et sont des défricheurs eux aussi. Personnellement il m’arrive de recevoir des propositions d’auteurs en direct. Même si hélas ! le temps me manque pour répondre à tous comme je le voudrais, quand je le peux je relaie à des éditeurs que je connais et qui seraient susceptibles d’être intéressés.
 
* Interview accordée à Magdalini Varoucha | GreceHebdo.gr
** Photo d’introduction: Anne-Laure Brisac © Stephan Luth
 
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 M.V.

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