Lampros Flitouris est maître de conférences en Histoire européenne au Département d’Histoire et d’Archéologie de l’Université d’Ioannina. Il a obtenu sa thèse en Histoire Moderne à l’Université de Versailles en 2004 et, depuis, il collabore avec le Centre d’Histoire Culturelle des Sociétés Contemporaines de l’Université de Versailles. Entre temps, il a été enseignant invité aux universités de Limoges et de Versailles, tandis qu’il collabore aussi avec l’Université Ouverte de Grèce. Sa recherche est centrée sur l’histoire des relations internationales, l’histoire culturelle, la propagande, ainsi que le fascisme. Plus particulièrement, une grande partie de sa recherche porte sur les relations culturelles franco-grecques pendant le 20ème siècle. Grèce Hebdo* a eu l’occasion de s’entretenir avec lui sur ce sujet aux implications multiples.

Votre recherche est centrée, entre autres, sur la politique culturelle française en Grèce de la période de l’entre-deux-guerres jusqu’aux années 1960. Quels sont selon vous les orientations et les tournants majeurs de cette présence tout au long de cette période mouvementée?

A partir du XVIème siècle, la France fut le premier pays qui décida d’améliorer son image à l’étranger grâce à la promotion de sa langue et de sa culture. L’évolution de cet aspect, dans le cadre de la diplomatie traditionnelle, permettra aux Français d’améliorer leur influence à l’étranger d’une manière plus discrète et plus efficace qu’auparavant. La culture française, présente dans l’espace ottoman à partir du XVIème siècle, a connu en Grèce une influence variée : une période de développement et de stabilité comme culture étrangère dominante de la fin du XVIIIème siècle à la première moitié du XXème siècle, puis une période de déclin au profit de la culture américaine après 1945. La fondation de l’Ecole Française d’Athènes en 1846 fut le début d’une vague d’échanges culturels entre les deux pays. L’EFA fut la première institution étrangère à développer une activité scientifique en Grèce.

Premiers membres de lEcole dAthènes
Les premiers membres de l’EFA, 1848 (Source: G. Radet, L’Histoire et l’œuvre de l’École française d’Athènes, Paris, 1901/Wikimedia Commons)

Avec la création et l’organisation des nouveaux Etats dans les Balkans à la fin du XIXème siècle, la promotion de la langue est devenue le point central de l’activité culturelle des Grandes Puissances. Les antagonismes dans le domaine de la propagande ont pris des dimensions considérables pendant la Grande Guerre et par la suite la période de l’entre-deux-guerres présenta une évolution importante de la diplomatie culturelle. La promotion de la culture française prit une nouvelle direction à cause du développement des idéologies totalitaires. Pendant la période 1920-1940, la France se présenta comme un phare de la démocratie sur un continent bousculé par la montée du fascisme et du nazisme. En 1918, l’Institut d’Etudes françaises avait réussi à conserver son prestige comme le plus important centre d’apprentissage de la langue mais également une institution promotrice de la culture française. L’arrivée d’Octave Merlier à Athènes en 1925, signala le renouvellement de l’institution avec un rythme plus rapide. Merlier a réussi à doubler les heures de cours, le nombre des professeurs et des élèves et a permis à l’Institut de devenir le plus important centre d’enseignement du français dans les Balkans. La transformation de l’Institut en un centre culturel qui organisait des conférences, des expositions et avait un programme d’éditions fut le résultat des initiatives privées plutôt que celui d’un plan officiel décidé à Paris. Ce fut plutôt le travail personnel de Merlier et de son équipe qui ont réussi à démocratiser l’apprentissage du français grâce au réseau des annexes sur tout le territoire grec. La visite du ministre de l’Education Nationale du Front Populaire Jean Zay à Athènes (1937), son rôle dans l’organisation de l’opposition républicaine et la signature de l’accord culturel de 1938 furent les événements les plus importants de la période 1936-1939. Pourtant, la guerre bloqua tous les programmes d’expansion culturelle, non seulement en Grèce mais partout dans le monde.

Jean Zay 1937
Jean Zay, lors d’un conseil des ministres du Gouvernement Camille Chautemps III, 1937 (Source: Gallica/Wikimedia Commons)

Il semblerait que la présence culturelle française en Grèce durant l’occupation nazie a affiché une dynamique différente dans les deux centres majeurs du pays – Athènes et Thessalonique. Quelles sont les raisons de cette différenciation?

Durant la période difficile de la guerre, la présence culturelle française à Athènes connut sa plus grande luminosité. Le fait que les institutions culturelles n’aient pas fermé leurs portes après l’invasion allemande et qu’elles soient devenues des centres de salut pour le peuple grec fut le plus grand gain des intérêts français. Toutes les initiatives dans ce domaine appliquées en Grèce pendant la période 1940-1944 furent le résultat d’une volonté personnelle d’Octave Merlier et notamment de Roger Milliex -qui remplaçait le directeur après l’exil de celui-ci en France- pour sauvegarder les liens unissant les deux pays et pour protéger l’image de la France en Grèce. L’IFA, sous la tutelle de l’Ecole d’Athènes, reçoit un nombre d’élèves supérieur à celui de l’avant- guerre. Cette évolution impressionnante s’explique par la fermeture d’une série d’écoles françaises dans les faubourgs d’Athènes et dans les Cyclades, peut-être aussi par celle de certaines écoles grecques à proximité de l’Institut. À partir de décembre 1943, Milliex inaugure la publication d’un Bulletin culturel qui présentait la vie culturelle en France. Un autre point intéressant concerne les relations entre les deux peuples – grec et français. Ces relations sont caractéristiques du rôle des institutions françaises et de leur écho au sein de la population grecque. Les établissements d’Athènes ont développé, à côté de leur rôle éducatif, une action philanthropique qui a exercé un impact positif sur l’image de la France en Grèce. L’organisation de cantines pour les élèves, la distribution de repas et d’argent au personnel grec, le respect envers les Grecs et leur culture ont été des points forts. Ainsi la France a-t-elle réussi, non seulement à assurer la pérennité de sa présence culturelle, mais aussi à estomper certaines blessures psychologiques, certains doutes provoqués par sa défaite militaire et la collaboration de Vichy avec les nazis. Encore plus important est le soutien moral apporté par les conférences et autres activités culturelles : les conférences privées, la publication du Bulletin d’information intellectuelle sur le mouvement littéraire, théâtral, cinématographique, musical, etc. Les Français proposaient sept cours publics de littérature, d’histoire de l’art et d’histoire, un concert de musique, neuf conférences sur la littérature et l’histoire et quatre ateliers d’élèves avec au programme de la musique et de la littérature. En novembre 1943, les deux institutions françaises ont monté bénévolement une pièce de théâtre. Dans une des classes de l’Institut, une troupe a développé une activité artistique dans la clandestinité de 1943 jusqu’à la Libération. Cette offre culturelle française fut très chaleureusement reçue par les intellectuels grecs. Les cours sont devenus le refuge moral d’une série de personnalités qui ont marqué l’histoire intellectuelle de la Grèce contemporaine, mais aussi de la vie spirituelle française. La présence dans les classes de l’Institut de Cornélius Castoriadis, Kostas Axelos, Eleni Antoniadou et Yannis Xenakis témoigne de la richesse des relations nouées avec les Athéniens lors de cette période si sombre de l’histoire.

Milliex
Roger Milliex

Par contre, la position de la direction du lycée de la Mission Française à Thessalonique était totalement différente. Son directeur, André Havard, connu pour ses sentiments antisémites, n’avait pas contre lui seulement la communauté juive mais la presque quasi-totalité des Grecs. Les relations presque amicales entre la direction du lycée et les Allemands ne correspondaient pas à la ligne de la direction générale de la Mission Laïque qui soutenait la résistance spirituelle contre les nazis. Le fait que le lycée resta fermé pendant toute la période de l’Occupation et l’attitude de certains moines-enseignants des écoles catholiques face aux Orthodoxes et aux Juifs ont diminué considérablement le prestige de la culture française dans une ville traditionnellement francophile. L’absence d’une direction pro-républicaine et sensible face aux besoins de la population et à la situation actuelle fut la grande différence entre la présence culturelle de la France à Thessalonique et l’activité culturelle à Athènes.

Lycée français de Salonique 1912 
Le lycée français de Salonique en mars 1912 – Carte postale (Source: Mission laïque française/Wikimedia Commons)

La guerre civile grecque a suscité un défi particulier par rapport au positionnement des institutions culturelles françaises. En quoi ceci a-t-il consisté?

En Grèce la guerre civile et l’attachement politico-social du pays aux Etats-Unis n’ont pas laissé aux Français l’espace nécessaire pour appliquer des initiatives culturelles par les Français. Le rapprochement des intellectuels de la Gauche hellénique avec les dirigeants de l’Institut Français d’Athènes a provoqué des problèmes de communication à cause de la situation intérieure. La collaboration de Merlier avec les membres de l’E.A.M. a provoqué la directe réaction du gouvernement grec qui ne ratait aucune occasion pour mettre des obstacles aux activités de l’Institut. Désirant protéger un nombre important de scientifiques se positionnant plutôt à Gauche, Merlier a utilisé l’argent versé par le gouvernement français pour attirer les boursiers grecs dans les universités françaises. Merlier réussit en 1945 à envoyer en France 118 étudiants. Parmi ceux qui se sont réfugiés en France et y ont continué leurs études, il y avait Axelos, Papaioannou, Antoniadou-Bibikou, Kedros, les architectes Kandylis, Chatzimichalis et Provelegios, les sculpteurs Makris et Andréou, l’historien et futur directeur d’études à l’E.P.H.E. Svoronos. Cette affaire des bourses ainsi que la multiplication des interventions américaines dans la vie intérieure du pays ont provoqué une certaine froideur dans les relations culturelles entre les deux pays. Malgré la fondation de nouvelles annexes de l’IFA en province, les choix politiques des Merlier et Milliex ont provoqué des réactions de l’extrême droite hellénique et de l’ambassade française d’Athènes. A l’heure où l’influence anglo-saxonne renforçait ses bases dans le pays, la diplomatie française apparaissait sans organisation et sans objectifs précis. La langue anglaise, à travers les initiatives des Américains, s’installa comme langue officielle dans les services publics et la plus utilisée parmi la jeunesse. Seulement une minorité d’intellectuels resta un point d’influence pour la diplomatie française.

A Thessalonique, au lendemain de la guerre, la langue française est en déclin du fait de l’extermination de la population juive de la ville, traditionnellement francophile et francophone, et le lycée de la Mission laïque perd un grand nombre d’élèves. Les Français ont cherché à attirer les élèves, qui, dans le passé, préféraient le lycée allemand de leur ville, lycée qui avait cessé ses activités avec la fin de la guerre. Le lycée deviendra progressivement un centre de langue à l’image des instituts français des autres pays. Il a essayé de répondre aux besoins d’une société salonicienne profondément transformée et touchée par les expériences de la période de la guerre mondiale et de la guerre civile qui a suivi. En 1968, le lycée a pris le nom d’ « Institut français de Thessalonique », fait révélateur de la volonté de développer une activité culturelle plus élargie que celle de l’enseignement traditionnel du français. L’incendie de mars 1968, qui a détruit le bâtiment central de l’institution, a annulé une partie de la programmation pour la nouvelle décennie. Ce n’est qu’après 1971 que l’IFT reprit régulièrement ses activités.

Plus généralement, quelle fut la dynamique de la culture française et de la francophonie dans la Grèce d’après-guerre, surtout étant donnés les nouvelles conditions géopolitiques et économiques, mais aussi l’avènement de la soi-disant culture américaine de masse?

Le renforcement des relations politiques et économiques entre la France et la Grèce dans les années 1950, a renforcé également la présence culturelle de la France en Grèce. La visite d’André Malraux à Athènes en 1959 souligna la fin d’une ère et le début d’une nouvelle époque pour l’activité culturelle française en Grèce. Le départ du duo Merlier-Milliex et la nomination à la place d’attaché culturel du directeur de l’IFA était un choix caractéristique de la volonté de la diplomatie française de réorganiser et d’accélérer son activité dans le domaine de la culture. Pourtant, l’influence américaine ne se limitait pas à la vie politique et économique du pays. L’américanisation de la société grecque a rapidement changé la situation dans le domaine de la culture en Grèce. Pour la première fois, les Français se trouvèrent obligés de copier les programmes d’expansion culturelle des Américains. A la fin des années 1960, le développement des initiatives des particuliers ou des professionnels de la culture qui ont remplacé les initiatives officielles des Etats, modifia l’image des échanges culturels. D’un autre côté, l’application d’une politique culturelle ouvertement liée aux échanges économiques de la France avec la Grèce provoqua la réaction de groupes de la société hellénique qui comptaient sur la culture française comme alternative à la culture américaine.

Malraux 1963 Finlande André Malraux lors d’une visite à l’étranger – ici en Finlande en 1963, visitant une école française (Source: Helsingin Sanomat/Wikimedia Commons)

Dans quelle mesure estimez vous que les modalités de la politique culturelle, soit-elle française ou autre, ont graduellement changé tout au long du 20ème siècle? D’un point de vue analytique, pensez-vous que l’émergence récente de la “diplomatie publique” et les nouveaux médias s’inscrivent dans ce champ de pratiques?

Pendant les dernières décennies, l’histoire des relations culturelles internationales a connu un progrès très important et l’intérêt des historiens pour ce domaine était évident. Dès la fin du XIXème siècle, l’évolution de la diplomatie culturelle fut un tournant. Pendant le vingtième siècle, période de concurrences nationalistes et de combats internationaux, la promotion des initiatives culturelles par les Etats ou par des organisations semi-étatiques fut un facteur essentiel pour l’évolution des relations internationales. Tous les Etats qui ont choisi la mise en œuvre à l’étranger d’un mécanisme de promotion de leur culture l’ont fait dans le souci d’accroître leur influence dans le monde. De nos jours, l’organisation de manifestations culturelles est passée aux mains des médiateurs de la culture et ainsi les Instituts accueillent, dans leurs salles, les évènements culturels. Le changement de nature de la diplomatie culturelle, les politiques culturelles de l’Union européenne face à la domination mondiale de la culture américaine et l’augmentation des organisations inter-étatiques s’occupant de l’organisation des manifestations culturelles ont modifié l’ensemble de la présence culturelle traditionnelle. Aujourd’hui la « diplomatie publique » et les nouveaux médias font, sans aucun doute, partie des échanges culturels internationaux. Des notions comme celle de « relations », d’« échanges » ou de « transferts » culturels méritent également une définition rigoureuse. Pour cette raison dans l’historiographie actuelle, elles sont mises en perspective historique dans un corpus d’études qui montre les divers degrés de la relation, depuis la plus institutionnelle et la plus volontariste (telle la diplomatie culturelle) jusqu’aux multiples formes d’acculturation.

* Propos recueillis par Dimitris Gkintidis.

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D. G.
 

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