Le festival “Images and Views of Alternative Cinema” (Nicosie, Chypre) une initiative du ministère de l’Education et de la Culture de la République de Chypre, en coopération avec l’organisation à but non lucratif Brave New Culture, revient pour la dix-septième année, du 18 au 24 février. Cette année, le festival bénéficie du soutien du ministère grec de la Politique numérique, des télécommunications et de l’information dans le cadre de la promotion de l’industrie audiovisuelle en Grèce et à l’étranger. L’édition 2019 du Festival présente des hommages à des cinéastes et théoriciens expérimentaux, tels que Guy Maddin, Jean Rouch, Laura Mulvey et Masaki Iwana. Le  point culminant du festival est une masterclass et une rétrospective des films de l’une des figures marquantes du documentaire et du film expérimental grec: l’artiste visuelle et réalisatrice de documentaires Eva Stefani. 
 
Eva Stefani 1Eva Stefani est réalisatrice de documentaires d’observation  et de « poèmes visuels ». Elle travaille comme professeur associée d’histoire et de théorie du cinéma à la faculté d’études théâtrales de l’Université d’Athènes et comme professeur invité à la Freie Universität Berlin de l’Institut für Griechische und Lateinische Philologie.
 
Elle enseigne l’histoire et la théorie du cinéma à l’université d’Athènes et à l’Université libre de Berlin. Sa filmographie comprend : Manuscript (2017, 12’), Virgin’s Temple (2017, 3’), Incubator (2016, 8’), Ill Not Ill (2014, 19’), Dimitris Papaioannou (2012, 52’), The Return of E.C. Gonatas (2012, 38’), Bathers (2008, 46’), What Time Is It? (2007, 26’), The Box (2004, 11’), Acropolis (2001, 46’, 25’), Reveille (2001,3’), Prison Leave (2001, 30’), Housemates (1998, 34’), Letters from Albatross (1995, 26’), Athene (1995, 36’) et Paschalis (1993, 17’). Elle a participé à Documenta 14 et actuellement ell édite son long métrage intitulé Days and Nights with Dimitra K.
 
GreceHebdo et Greek News Agenda ont interviewé* Eva Stefani sur son œuvre à l’occasion de la présentation de son travail au festival Images and Views of Alternative Cinema, 18 -28 février 2019.
 
collage eva
 
Vous enseignez l’histoire et la théorie du cinéma. Cela affecte-t-il votre travail en tant que metteur en scène ?
 
La réalisation de documentaires et l’enseignement sont des domaines basés sur la relation de confiance mutuelle et de respect qu’on construit les uns avec les autres. Je pratique les deux taches (enseignant et metteur en scène) depuis de nombreuses années et, même si je me plains souvent de ma vocation de laisser tout inachevé, il y a une prise de conscience de plus en plus forte que ces deux domaines se nourrissent mutuellement. Ma relation avec les étudiants est l’une des choses les plus revitalisantes/réjouissantes dans ma vie qui me permet de faire face à des questions, des émotions, des difficultés qu’autrement j’essaierais d’en éviter. Ce contact avec mes étudiants me rend une personne bien meilleure. 
 
ATHENE
Eva Stefani, Athene (1995). 
 
Votre travail oscille entre ce que nous appelons cinéma d’observation et l’engagement émotionnel envers les personnes que vous filmez. Voulez-vous nous parler de l’équilibre entre ces deux pôles ?
 
Je suppose que vous parlez de la distinction entre les films d’observation où la caméra reste apparemment passive (ce que nous appelons cinéma direct) et les autres où la caméra et le cinéaste lui-même jouent un rôle plus actif dans les événements, en posant des questions, voire en donnant un ton plus personnel au film,  souvent à travers des astuces autoréférentielles concernant le processus de la production.
 
La dernière approche est plus proche du “cinéma vérité” de Jean Rouch. Je ne décide pas a priori entre ces deux approches. J’attends toujours que mon sujet et mes relations avec ceci me guident vers la façon dont je l’aborde. Chaque fois que j’ai essayé l’inverse, cela n’a pas donné de bons résultats.
 
Pourquoi les personnes qui vivent dans la marginalité vous touchent ? Que cherchez-vous en eux ? Qu’est-ce qui vous lie à eux ?
 
Toutes sortes de gens me touchent et ce n’est pas toujours facile de comprendre pourquoi. Pourquoi est-on attiré par un tel ou tel homme ? La réponse reste inconnue.  La seule explication évidente pour expliquer pourquoi les gens vivant dans la marginalité me touchent est  peut-être que moi aussi j’ai aussi vécu « aux limites » (dans le sens que chacun de nous nous donne à ce terme) pendant des différentes périodes de ma vie.
 
gonatas
 
Dans un entretien vous avez dit  que « les symboles nationaux offrent justement le terrain féconde pour une lecture plus ouverte autour de questions de pouvoir ». Qu’est-ce que signifie le terme « pouvoir » pour vous et pourquoi vous en souciez-vous ?
 
Le pouvoir est partout et tout est pouvoir. C’est toi qui me poses des questions, c’est moi qui répond, mais également le galeriste, le réalisateur, le spectateur, le parent, l’enfant qui ne dort pas, le voisin qui ne me laisse pas dormir en organisant une fête, et moi aussi, qui lui demande d’abaisser la musique, toutes sont formes de pouvoir. Je tiens à affirmer que le pouvoir est partout, le pouvoir est inévitable.
 
La question du pouvoir institutionnel m’a principalement préoccupée dans mes deux films, Acropole (2001) et  Hymne national (2007), et en particulier son rapport avec la réglementation quant à l’utilisation des symboles nationaux.
 
the kiss 2007
Eva Stefani, The Kiss (2007) 

Vous avez décrit le type de documentaire que vous faites comme « potentiellement stupide et potentiellement intelligent », voué à traverser  « la zone de l’insignifiant et se diriger vers le monde du sacré ». Qu’en pensez-vous, est-ce que la beauté de la vie passe nécessairement par les contradictions, les difficultés et la douleur ?

Je pense que ce genre, à savoir le cinéma d’observation, peut être un documentaire totalement ennuyeux qui persiste dans la description de la vie quotidienne (une sorte de reportage sans interview ou narration), ou peut être transformé en quelque chose de plus révélateur du fait qu’il aborde les zones les plus cachées de la psyché humaine. Ce dernier est très difficile et rarement atteint.
 
Mais je pense que le film devrait aller dans cette direction et que le réalisateur ne peut être satisfait uniquement par la collecte d’informations. Il ne doit pas avoir peur de la contradiction et il ne faut pas essayer d’enfermer tout dans un seul message. Le cinéma, comme l’art en général, n’est pas un messager, mais un champ d’expériences et de sens. Le documentaire et les documentaristes ont souvent tendance à oublier leur rôle principal en tant que cinéastes : entraîner les téléspectateurs dans une expérience commune, ne pas les informer d’un événement. La connaissance viendra de l’expérience vécue et non l’inverse. A propos, je voudrais évoquer le fameux cinéaste du cinéma direct,  Fréderic Wiseman et son conseil adressé à tous ceux qui font des films pour nous « dire » quelque chose qu’ils savent auparavant : “If you want to send a message, send a telegram. Don’t make a film”. (Si vous voulez envoyer un message, envoyez un télégramme. Ne faites pas un film). Le film est une exploration du fond, où on invite le spectateur à se plonger avec vous, à avoir peur, à être charmé, et devenir autre en sortant de l’eau. 
 
Manuscript
Eva Stefani, Manuscript (2017). 
 
Quel est le rôle du corps féminin dans votre travail ?
 
Le corps féminin joue inévitablement un rôle dans mon travail. J’ai toujours senti que j’avais une relation problématique avec mon corps et dans les courts métrages expérimentaux que j’ai faits, je me sentais plus libre de l’explorer. Dans les films Acropole, Temple de la Vierge, L’Hymne national et  Le baiser, on a des représentations des morceaux du corps féminin qui semblent être violemment coupés ou détachés d’un « ensemble » fantastique, en reliant ainsi le désir au traumatisme.
 
 
Depuis neuf ans je prépare un documentaire sur Dimitra, la dite  « sainte prostituée  d’Athènes », la propriétaire d’une des plus anciennes maisons de tolérance d’Athènes et présidente de l’union des travailleuses du sexe en Grèce.
 
Le film retrace la vie de Dimitra de 2008 jusqu’en 2014, date de fermeture de la maison close en raison de la crise économique. On suit aussi les combats successifs de Dimitra pour le changement du cadre législatif actuel qui ne protège pas la profession et favorise la prostitution illégale. Mais surtout, c’est le portrait d’une femme forte, intelligente et extrêmement généreuse qui s’oppose à tous les stéréotypes de la victime. Pourtant, j’ai le sentiment que je n’ai rien dit à propos de Dimitra. J’espèrequelefilmpourraraconterlereste.
 
* Interview accordée à Magdalini Varoucha (GreceHebdo) et Florentia Kiortsi (Greek News Agenda). 
** Traduction du grec: Magdalini Varoucha 
 
“Visites chez Épaminondas Gonatas” (avec sous-titrage français), 1998 
 

M.V.

 

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