Invité de l’Institut Français de Grèce dans le cadre de son cycle ”Pensée contemporaine”, Pierre Rosanvallon, professeur au collège de France a accordé une interview à GrèceHebdo sur les enjeux actuels de la démocratie.

Certains analystes affirment que le fondamentalisme de marché conduit inévitablement à l’ écart entre le moment électoral et le moment gouvernemental et donc au discrédit généralisé des forces politiques tant à droite qu’à gauche. Est-ce que cet écart, selon vous, constitue une fatalité ?

Non. Je pense qu’il doit être restitué dans une histoire de la démocratie. La démocratie a été établie sur l’idée que le peuple électeur a le droit de mettre en place des régimes légitimes, des régimes représentatifs, et des régimes qui mettent en œuvre le bien commun, car la volonté générale s’exprime dans l’élection. Or, on voit que l’élection ne réussit pas à produire la légitimité, l’intérêt général et puis la représentation. Donc, il faut d’autres mécanismes ; et je crois que nous sommes, à un moment, à la porte d’une deuxième révolution démocratique. La première révolution démocratique correspond à la  révolution du suffrage universel, et la deuxième révolution démocratique doit être celle d’une extension, d’une démultiplication des formes de la représentation -la société ne peut pas simplement être représentée à travers un élu-, démultiplication des formes de représentation de l’intérêt général – dans la mesure où l’intérêt général ce n’est pas simplement le parti majoritaire- et démultiplication aussi de la légitimité, c’est que la démocratie doit se prouver de façon permanente, alors que l’élection est intermittente. Donc, partout dans le monde nous voyons un désenchantement démocratique, et ce désenchantement  a justement pour racine ce constat que le moment électoral ne peut pas remplir toutes ses promesses.

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Vous soulignez que « la démocratie, c’est l’œil du peuple permanent ». Qu’est ce que vous entendez par cette affirmation ?

C’est d’abord un constat historique : si on regarde la révolution Française, le grand symbole de  la révolution Française c’est un œil ; c’est l’œil parce que le peuple ouvre l’œil de façon permanente, alors qu’il ne parle que de façon intermittente. On a souvent dit que la démocratie c’était la voix du peuple ; je crois que, dès les origines, on a constaté que la démocratie peut être aussi l’œil du peuple – c’est-à-dire, ce n’est pas simplement la décision, c’est la surveillance, parce que celle-ci est permanente. Donc, le concept de surveillance du peuple sur les élus, surveillance du peuple sur l’administration, surveillance du peuple pour voir si le bien commun est mis en œuvre, est quelque chose de décisif ; cela veut dire que, pour que la démocratie soit vivante, il faut qu’il y ait une société civile qui soit vivante, il faut qu’il y ait des medias démocratiques, il faut qu’il y ait tout un tissu associatif qui permette à cet œil du peuple d’exercer sa fonction.

On a récemment assisté en France à l’apparition triomphante des candidats hors partis (Macron, Mélenchon pour ne citer qu’eux). Est-ce que les partis politiques ne sont plus voués à conquérir le pouvoir politique ?

Il y a une crise des partis politiques, c’est évident, et cette crise des partis politiques  a d’abord  une base sociologique. Force est de constater que historiquement, dans les démocraties, les partis politiques ont représenté des groupes sociaux tels que les ouvriers,  les professions indépendantes,  la bourgeoisie,  le monde paysan, voire des idéologies – des partis démocrates-chrétiens  ont été très importants en Europe, par exemple. Donc maintenant il y a un affaissement on dirait de la lisibilité sociologique des sociétés qui fait que les partis ont perdu leurs racines pour s’ancrer dans la société. Mais c’est aussi pour une deuxième raison : la deuxième raison c’est que les partis correspondent à ce qu’on peut appeler une politique de la demande. La fonction des partis c’est celle des intermédiaires entre la société et le système politique ; or, aujourd’hui, ce qu’on voit, c’est que la politique se restructure comme une politique de l’offre : ce sont des individus qui font une offre politique à la société, et ce passage d’une politique de la demande à une politique de l’offre  je pense, notamment des racines sociologiques et, en plus, on pourrait dire, une certaine fatigue des structures partisanes, car les partis politiques ont été au pouvoir très longtemps et il y a une attente de rénovation. La rénovation se fait à travers des personnes qui répondent à une demande très simple : c’est que, dans l’incarnation personnelle, il y a le sentiment d’une responsabilité qui peut s’exercer. Un parti il est irresponsable à sa façon, parce qu’un parti c’est un collectif, alors qu’une personne on peut la tenir responsable directement. Donc, il y a une demande d’imputation ; la démocratie partisane parlementaire ne répondait pas assez à cette demande d’imputation. Et donc, si on est passé à une politique de l’offre c’est aussi parce qu’on passe à une politique qui passe du pouvoir législatif au pouvoir exécutif, et le pouvoir exécutif est beaucoup plus incarné alors que, par définition, le pouvoir législatif c’est un pouvoir composé ; l’assemblé est irresponsable. Donc je crois qu’on peut voir d’ailleurs ce passage d’une politique de la demande à une politique de l’offre, une mutation de démocratie, et pas simplement quelque chose de conjoncturel. Parce que même là où les partis politiques restent forts -on peut dire en Grande Bretagne, par exemple, ou en Allemagne- les responsables du parti sont ceux qui décident de tout. On peut dire que les partis ne sont plus des organisations démocratiques dans lesquelles c’est la base qui construit le projet.

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Et la mondialisation économique, le fondamentalisme de marché, quel rapport  peut-on  établir avec le jeu démocratique ?

Le fondamentalisme de marché  joue un rôle très important dans la mesure où celui-ci  mondialise les enjeux et, en mondialisant les enjeux, il fait un décalage entre la souveraineté économique, qui est mondiale, et la souveraineté politique, qui est locale. Donc l’extension du marché -parce que ce n’est pas simplement le pouvoir du marché, c’est l’extension du marché emmène des formes de régulation politique et démocratique qui soient au-delà des démocraties nationales. Et cela c’est un enjeu très difficile aujourd’hui parce que paradoxalement il y a une tendance des systèmes politiques à se replier sur un principe d’homogénéité. Comme il y a beaucoup d’inégalités, on pense que la réponse aux inégalités soit l’idée populiste. L’idée populiste estime qu’on répond à la croissance des inégalités par l’homogénéité nationale et donc on veut remettre en avant l’idée nationale, alors qu’au contraire il faudrait être plus internationaliste que jamais ; et on le voit bien là avec les « Paradise Papers » ce jour-ci que, s’il n’y a pas d’action des formes de démocratie économique internationale, le marché sera plus fort parce qu’il est à une échelle supérieure.

Quelles leçons peut-on tirer de l’expérience grecque récente ?

Je crois qu’il y a une leçon qu’on peut tirer de la Grèce, qui s’est exprimée de façon très brulante en Grèce, mais qui s’exprime aussi dans les autres pays. C’est le fait que tous les pays occidentaux ont essayé de résoudre leurs questions sociales en augmentant la dette. Ce faisant, ils ont acheté du temps comme un grand sociologue Allemand qui s’appelle Streeck l’a affirmé. Et donc c’est ici en quelque sorte un défaut démocratique : la démocratie devrait être capable de faire des arbitrages, de faire des choix, et l’augmentation insensible de la dette c’est une façon de ne pas faire d’arbitrage, une façon de ne pas faire de choix. Et je crois que la Grèce a été un exemple archétypique de cela, que les autres pays à un niveau moins dramatique le sont aussi, et que la situation de la Grèce n’était que l’illustration plus forte d’un phénomène général des sociétés démocratiques aujourd’hui.

Propos recueillis par Costas Mavroidis

m.o.

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