Vincent Descombes est un philosophe français, spécialiste de la philosophie du langage et de la philosophie de l’action. Directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales, où il est membre du CESPRA (Centre d’études sociologiques et politiques Raymond-Aron), il est aussi membre associé de l’Institut Jean-Nicod. Il a reçu le Grand Prix de philosophie en 2005. Ses derniers ouvrages sont : Les Embarras de l’identité, Exercices d’humanité et Le Parler de soi.

A l’occasion de la conférence ”L’Europe en quête d’une identité” qui se tiendra ce soir à 19h30 à l’Auditorium Theo Angelopoulos à l’Institut Français de Grèce, Vincent Descombes a répondu à nos questions*.

Comment définir l’identité européenne ?

Plutôt que de demander quels sont les critères qui définissent l’identité européenne, il vaudrait mieux demander : quels sont ceux qui devraient, selon nous, la définir ? Poser cette question, c’est aussi demander si tous ceux qui déplorent la faiblesse de l’identité européenne désirent véritablement qu’elle soit mieux définie.

S’il doit y avoir quelque chose comme une identité européenne, il faut que le critère qu’on en donne retienne quelque chose qui soit distinctif, parce que constitutif, de ce que nous appelons l’Europe. Il ne peut donc pas s’agir seulement des valeurs universelles qui sont mentionnées dans les documents officiels (traités, charte des droits de l’homme, etc.). Par définition, les valeurs universelles sont censées être celles de tout être humain. Elles ne sont donc pas distinctives, sauf à considérer que l’Europe incarne, virtuellement au moins, toute l’humanité et que l’Union des nations européennes est déjà, au moins en puissance, une société universelle de toutes les nations.

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Y a-t-il complémentarité entre l’attachement à l’Europe et l’attachement à la nation ?

Les identités nationales, en Europe, sont fondées sur l’histoire qui a produit les frontières grâce auxquelles chaque nation peut se représenter son existence comme distincte de celle des autres. Ces frontières ne sont ni naturelles, ni rationnelles (au sens où on pourrait montrer qu’elles reflètent l’ordre nécessaire des choses). Néanmoins, nous les reconnaissons comme définissant des identités parce que nous en héritons et que nous acceptons cet héritage.

Il est remarquable que, lors des travaux préparatoires à la rédaction du traité constitutionnel européen (2005), les auteurs aient refusé de mentionner l’héritage passé de l’Europe historique dans ce qu’il avait de particularisant (donc d’exclusif), et aussi de citer la définition de la démocratie par Périclès (telle que rapportée par Thucydide).

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L’intégration européenne a-t-elle un avenir ?

Il convient de distinguer les facteurs de désintégration selon qu’ils sont extérieurs (crise financière, crise ukrainienne et tensions à l’Est, flux migratoires) ou intérieurs (phénomènes identitaires, séparatisme de certaines régions, concurrence entre elles des nations par le moyen du dumping fiscal et salarial, etc.).

On remarque qu’en dépit de tous les discours invoquant l’Europe qui nous protège, les pays de l’Union européenne ont été pris dans la tourmente de la crise des subprimes née aux États-Unis, beaucoup plus que le Canada (dont les banques n’avaient pas été dérégulées au même degré que nos banques), un Canada pourtant plus proche que nous des États-Unis. Mais les facteurs les plus efficaces de désintégration sont intérieurs : mise en concurrence des systèmes sociaux, directive sur les travailleurs détachés, paradis fiscaux logés au sein de l’UE. Il ne tient qu’à l’UE de prendre les mesures qui feront disparaître ces tensions internes.

Comment peut-on former une Europe qui intéresse ses citoyens ?

A vrai dire, la pensée des autorités européennes, si l’on en juge par leurs actes, n’a jamais été d’intéresser les citoyens à la marche de l’Europe, et donc de les consulter démocratiquement (cf. le sort réservé aux résultats des deux référendums de 2005 sur le traité constitutionnel). Elle semble être bien plutôt de les intéresser à la construction européenne telle qu’elle s’est faite sans eux (et, qui plus est, délibérément sans eux, cf. la « méthode Monnet »). Non de réorienter le cours de la construction dans le sens de la démocratie, mais d’imposer de voir dans tout ce qui a été fait — y compris par exemple l’instauration de la monnaie unique —, des « avancées » qu’il serait malséant de contester. Témoin de cette manière de penser, tout récemment encore, le fait que le traité de libre échange avec le Canada (CETA) ait pu entrer en vigueur « provisoirement » le 21 septembre 2017, avant donc d’avoir reçu l’approbation des parlements nationaux et avant d’avoir fait l’objet d’une délibération sérieuse dans les différents pays.

EUROPEPINAKAS

 

*entretien accordé à Maria Oksouzoglou

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