Grèce Hebdo* a rencontré Alain Badiou, à la suite de sa conférence à l’Institut Français de Grèce intitulée « Que signifie, aujourd’hui, faire de la politique ? ». La dernière fois, on avait discuté avec lui au sujet de Platon. Cette fois, notre discussion s’est portée sur la politique, le communisme et l’amour.
On parle de la France à propos du mouvement de Nuit Debout, peut-on être optimiste à ce sujet ? Est-ce que l’on assiste ici à une réactivation du politique ?
Je vous ferai une réponse ambigüe. Personnellement, je suis toujours content quand il y a un mouvement. Naturellement je préfère qu’il y ait un mouvement que rien du tout. Donc, de ce côté-là il faut reconnaître que ce mouvement existe, qu’il a une certaine durée, que beaucoup de gens passent, viennent voir ou restent et qu’il y a un climat toujours sympathique de discussion générale. Tout cela est positif. D’un autre côté, je pense que ce n’est probablement pas quelque chose qui va transformer en profondeur la situation politique française, une situation très difficile voire gelée je dirais. Et cela pour des raisons qui ne tiennent pas à la bonne ou à la mauvaise volonté des acteurs. Mais pour des raisons qui sont que la recherche d’une nouvelle politique dans le contexte actuel, qui est quand même une dévastation de la politique existante, sera je pense un processus assez long. Il ne faut pas attendre des résultats immédiats et généraux de ce sympathique mouvement.
On est au début, tout de même, d’un processus ?
C’est ce que j’espère. J’espère que l’on est au début d’un processus car ce type de mouvement laisse toujours des traces. Il y a des gens qui en sortent avec une conviction renforcée qu’il faut faire quelque chose et avoir de nouvelles idées. Il y a des petits groupes qui se forment, des expériences locales qui se répandent. Nuit debout a désormais des échos dans les villes de provinces. Tout ça sans que l’on sache très bien comment cela va se continuer mais tout ça laissera des traces. Et j’espère qu’on est en effet, de ce point de vue-là, comme à un signal. J’espère que les cloches sonnent pour que quelque chose arrive.
Est-ce que vous pensez que se réapproprier les espaces publiques comme le fait actuellement Nuit Debout à Paris c’est important pour que le peuple reprenne une parole politique ?
L’occupation de l’espace publique est bien sûr toujours importante. Il y a des exemples antérieurs où l’occupation des espaces publiques voire même des bâtiments publiques ou lieux de décision politique ont été constitutifs de la politique révolutionnaire. Quand on raconte une révolution on raconte la Prise de la Bastille, la prise du Palais d’Eté etc. Le mouvement qui fait des lieux réservés du pouvoir, ou de la vie ordinaire, un nouveau lieu transformé par la volonté collective, ce sont toujours des épisodes significatifs importants bien sûr. Ceci étant il faut toujours savoir qu’ils ne dessinent pas un avenir clair : on ne va pas rester sur la place pour toujours. Il faut aussi penser à ce qu’il va falloir faire après, dans la durée. Je pense que le grand problème de la politique en général, c’est de définir sa propre temporalité, c’est-à-dire à ne pas être esclave de la temporalité imposée. L’Etat c’est quelque chose qui prescrit un temps. Tout le monde est en ce moment paralysé par l’idée de la prochaine présidentielle, en 2017, qui est candidat ? …etc. Quand on invente une nouvelle politique, on invente un nouveau temps. Les occupations de lieux publics ça fait partie de cela.
Est-ce que les cloches sonnent ailleurs ? Il y a-t-il d’autres endroits auxquels vous pensez en évoquant cela ?
Nous sommes dans une période que j’appelle une période d’ « intervalle » historiquement à l’échelle du monde. C’est-à-dire que les grandes expériences historiques du 20ème siècle sont clauses. Tout comme la période des grands états socialistes. Mais nous ne savons pas encore ce que va être l’avenir de tout cela. On est entre les deux. Et alors, ce que je pense dans ces situations d’intervalles, c’est que ça commence en effet par des petits signes, des mouvements, des rébellions. L’arrivée aussi dans l’histoire d’une jeunesse nouvelle qui n’a pas connu les expériences antérieures donc dont les points de départ sont différents. Donc c’est ceci qui se manifeste aujourd’hui. Dont des éléments de nouveauté sur la question de la politique, de la vie politique, de l’organisation de la vie sociale… etc. tout cela dans une grande incertitude, une grande recherche, mais je suis convaincu que c’est une préparation. Et des mouvements, aujourd’hui, dans le monde, nous en avons de très importants. En Turquie, au Caire, à Hong Kong, des occupations durables avec des grandes discutions publiques. Tout cela donnera des fruits.
Est-ce que des forces politiques comme Podemos, Syriza ici, ou Robert Corbin en Angleterre, participent à ce processus dont vous parlez ?
Je pense tout à fait. D’ailleurs, si l’on regarde de près, ces nouvelles formations ou nouvelles tendances d’anciennes formations politiques, on peut même y inclure Bernie Sanders aux Etats-Unis. Tout cela fait partie de productions des mouvements. Après tout Syriza n’aurait pas existé sans les mouvements des années 2000, Podemos a été le résultat de la grande mobilisation des « indignés », et même Bernie Sanders est aussi une répercussion de « Occupy Wall Street». C’est d’ailleurs cette jeunesse-là qui le soutient, fondamentalement. Donc, c’est une première tentative de tirer de ces mouvements certaines orientations politiques. Mais cela s’opère dans le cadre officiel, d’ où évidemment de grandes déceptions. Car le cadre officiel a sa logique propre, il est en contradiction avec le mouvement. Lorsque des partis comme Syriza ou Podemos jouent le jeu officiel, il leur devient difficile de se réclamer du mouvement. On a quand même cette chose très difficile à accepter des partis qui se sont créés dans le feu du mouvement et qui jouent le jeu officiel tel qu’il est. Ils se voient obligés de décevoir, grandement, une partie de leur soutien. Tous mes amis américains sont très heureux de Bernie Sanders, c’est-à-dire qu’aux Etats Unis, voire quelqu’un parler vaguement de socialisme c’est tout à fait extraordinaire. Mais tout le monde sait bien qu’à un moment donné, Bernie Sanders va devoir dire qu’il faut voter pour Hillary Clinton, c’est bien ça le problème. Or on sait bien qu’Hillary Clinton est un personnage de l’establishment officiel. Et c’est un peu l’équivalent au moment où Alexis Tsipras a dû dire que finalement on est obligés d’accepter ce que l’Europe nous demande. Ces épisodes sont des épisodes où les produits du mouvement rentrent dans les structures officielles. C’est presque inévitable que cela existe, cela fait partie aussi des expériences négatives. Parce qu’au fond l’apprentissage politique il est politique mais il est aussi négatif.
Donc ce n’est pas une fatalité pour les mouvements cette reprise par les forces politiques ?
Fatalité, je ne dirais pas, c’est une expérience presque inévitable. Au fond, si on regarde dans l’Histoire, il y a toujours eu de grands mouvements qui se terminaient par une récupération officielle. Des mouvements bien plus importants que Nuit debout ou Podemos, songeons par exemple à la récupération de toutes les révolutions de 1848 par Napoléon III ou la reconstitution des Ordres. Ou le fait que les Trois Glorieuses de 1830 se sont terminées par la réinstallation de la Monarchie. Donc, c’est une loi historique qu’aucun mouvement ne réussit, de façon nécessaire, dans la foulée de son existence. Il y a des contre-courants, il y a un ordre établi, dont il ne faut pas sous-estimer la ténacité. Nous sommes dans une période d’intervalle où chacun doit mesurer ses choix, ses possibilités et cela inclut, l’expérience amère mais inévitable, de récupération par l’ordre établi de ce qui s’est passé. Il ne faut pas pleurer là-dessus. L’Histoire nous montre quantité d’exemples. Et puis un jour il peut y avoir une trouée quand même. Moi, je ne suis pas fataliste, je suis plutôt optimiste de tempérament. Et je pense qu’il faut être lucide sur le fait que ce genre de chose peut arriver mais que ce n’est pas une raison pour conclure qu’elle soit inévitable.
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Donc vous continuez à garder l’horizon du communisme ?
Oui et non seulement je le garde ouvert mais je pense qu’il est très important de le garder ouvert. Car justement s’il n’y a pas d’idée stratégique, l’échec des mouvements ou leur reprise, risque d’avoir des effets subjectifs dévastateurs. Vous risquez la démobilisation, de se dire « ah oui j’étais jeune, je me suis engagé dans cette aventure et ça ne marche pas ». Il faut se dire qu’il y a des échecs stratégiques mais je garderai mon cap malgré les sinuosités de l’Histoire. L’Histoire ne marche pas droit, elle marche de manière très tordue et il ne faut pas s’imaginer qu’il y a un chemin royal qui conduit à l’émancipation. Il y a des revers, du négatif, c’est pour cela qu’il faut quand même avoir une boussole. Si l’on n’a pas de boussole, on finit quand même comme un vieux découragé.
En raison de ces péripéties, vous parlez du « nouveau communisme », pourrait-on imaginer un nouveau communisme par rapport aux écritures « saintes » ?
Oui je pense que non seulement il faut l’imaginer, mais nous avons des points d’appui pour savoir quelles sont les graves erreurs commises dans le passé. Nous savons, par exemple, que s’imaginer que le pouvoir d’Etat est la solution de tous les problèmes d’émancipation, ce n’est pas la solution. Nous savons que ce n’est pas parce que nous avons vaincu par la violence que la violence peut être une méthode courante de gouvernement. Nous savons que ce n’est pas bon que l’organisation politique, le parti, fusionne complètement avec l’Etat. Cette fusion laisse en quelque sorte le peuple lui-même à l’extérieur du projet et fini par engendrer la terreur. Nous avons des éléments de bilans importants de la première phase du communisme, qui a été, je pense, entièrement dominé par la victoire révolutionnaire proprement dite. Au fond toute l’histoire du 20ème siècle, c’est l’histoire de groupes politiques convaincus que les méthodes qui ont conduit à la victoire révolutionnaire peuvent être aussi les méthodes conduisant à la construction d’un nouveau monde. Or ce n’est pas vrai. Les méthodes utilisées pour vaincre un ennemi ne sont pas les mêmes que pour mobiliser des amis. On peut vaincre les ennemis par la force, on y est quelquefois contraint, mais vous ne pouvez pas forcer les amis à faire ce que vous leur demandez. Nous devons en tirer toutes les leçons. La leçon principale à mon avis c’est que jamais il ne faut se réduire à 2 termes, il en faut 3. Il faut qu’il y ait un mouvement de masse, lui laisser sa chance, y compris dans les moments de développement. Il faut que, quand la situation le demande à leurs yeux, les jeunes, les ouvriers, puissent se mobiliser pour dire ce qu’ils ont à dire. Il faut que le mouvement de masse reste vivant, alors que dans les expériences antérieures on l’a tué. La deuxième leçon c’est que tant que l’Etat ne peut pas être complétement renversé ou remplacé par autre chose il faut tout de même une gestion étatique. Troisièmement il faut une organisation mais une organisation qui soit entre les deux. C’est-à-dire qui soit à la fois interne au mouvement de masse quand il existe et qu’il ait une certaine puissance sur l’Etat par ailleurs.
Dans ce schéma, reste-t-il de la place pour l’Europe, pour le fédéralisme et le dépassement des Etats ?
Je pense que toute entreprise qui vise à dépasser le cadre national a un intérêt, même si il y a aussi des inconvénients très graves il faut constamment rappeler que la vocation fondamentale de la politique d’émancipation c’est d’être internationaliste. Nous ne pouvons pas considérer aujourd’hui que le cadre national est un cadre pertinent pour la politique. Du reste si vous analysez les mouvements de ces dernières périodes, c’était déjà le cas dans les années 60, ce sont des mouvements mondiaux. Ce ne sont pas les mêmes mais il y a des mouvements à l’échelle mondiale. Il faut d’ailleurs qu’ils se fédèrent se rejoignent, il faut travailler à l’échelle mondiale. Après tout le capitalisme aujourd’hui est mondialisé, face à lui vous êtes en position de faiblesse si les organisations progressistes sont purement et simplement limitées dans le cadre national. Je pense qu’il faut revenir, tout de même, au grand énoncé de Marx « les prolétaires n’ont pas de patrie ». C’est d’autant plus vrai que c’est un prolétariat aujourd’hui international. Une très grande partie des ouvriers dans mon pays, la France, sont en réalité des marocains, des maliens etc. L’international est déjà dans nos pays. De la même manière, si vous accueillez un certain nombre de réfugiés certains vont rester et faire partie de votre vision du monde. Il faut donc une vision internationaliste beaucoup plus dense que dans la période antérieure. L’Europe n’est pas pour moi un épouvantail, cela peut être quelque chose de positif à condition que ce ne soit pas seulement une Europe de bureaucrates.
Nous assistons à cet événement d’arrivée massive de réfugiés. Il y a –t-il selon vous une attitude grecque face à ce phénomène ?
D’après ce que j’en sais, je constate qu’au fond les gens qui sont dans le malheur comprennent mieux ceux qui sont dans le malheur que ceux qui sont installés dans leur égoïsme tranquille. Il semble bien que le Grec a manifesté, toujours bien sûr avec des contradictions, une aptitude à voir ce qui peut être fait, à organiser quelque chose avec ces réfugiés. C’est d’autant plus frappant que le Grec n’est pas dans la facilité, il est d’ailleurs aujourd’hui en train de protester. Je pense que là c’est une subjectivité intéressante pour l’avenir que d’avoir un lien avec des gens qui ne sont pas de votre monde de façon à faire quelque chose ensemble. Je pense que le vieil internationalisme était quand même assez national, c’est-à-dire que c’était une fédération. L’international avait des représentants de chaque pays. L’idéal serait quand même de bâtir une véritable internationale, des peuples.
Vous parlez de l’amour aussi, comme la politique, comme processus de vérité. A votre avis, comment peut-on faire durer la magie dans l’amour malgré les contraintes sociales et le passage du temps ?
Paradoxalement, il y a des analogies entre l’amour et la politique révolutionnaire. Parce qu’au fond tout commence avec des événements. L’amour commence avec la rencontre, un espèce de hasard premier qui constitue la possibilité de cet amour. Un hasard inscrit dans la réalité. C’est tellement vrai qu’une grande partie de la littérature mondiale raconte la contradiction entre ce hasard et le mariage arrangé par les parents. Le nombre d’œuvres ou pièces de théâtre consacrées à cet affaire de jeunes gens qui s’aiment contre l’arrangement des familles indique très bien que tout le monde a repéré depuis très longtemps que l’amour est une singularité créatrice. Ce n’est pas seulement l’accomplissement de l’ordre social existant, quelque chose qui dérange comme ça. Mais on a le même problème de l’après : il faut construire quelque chose. L’amour ne peut pas rester dans l’épiphanie de la rencontre il faut que ça devienne aussi une construction. Justement ce qu’il faut construire, c’est une expérience du monde à deux. C’est tout à fait extraordinaire car l’expérience du monde nous avons l’habitude que ce soit notre expérience : ce que je vois, ce que je ressens. Dans l’amour, il faut que quelque chose se passe vraiment à deux. C’est-à-dire que quand vous faites un voyage à deux, vous faites vraiment un voyage à deux. Vous voyez les mêmes choses mais vous les voyez différemment, vous discutez de cette différence, vous êtes dans cette différence. Après, bien sûr, cela peut concerner la décision de s’installer ensemble, la décision d’avoir des enfants. Et chaque petite décision de ce genre est finalement l’objet d’une transformation par le fait que ce n’est pas la décision de quelqu’un d’isolé, c’est une décision prise à deux. Donc, l’amour c’est quand même l’expérience prolongée d’une construction avec l’autre. C’est le moment où quand même on accepte quelqu’un d’autre, de totalement différent, dans notre vie. C’est ça la durée de l’amour. Quelque fois ça échoue, comme les états socialistes ont échoué, parce qu’à un moment donné l’un des deux ou même les deux ne supportent plus d’avoir cette dualité à l’intérieur d’eux-mêmes, de leurs décisions. Que des contradictions apparaissent que l’on n’arrive pas à les résoudre. Moi je pense que la chance, la force de l’amour, c’est de surmonter les crises. Rien n’est plus grand dans l’amour c’est la réconciliation après les crises. C’est que l’on se sent capable, finalement, de construire quelque chose que l’on n’imaginait pas. C’est pour cela qu’il ne faut pas avoir peur des crises, elles sont inévitables. Et que l’amour c’est, comme en politique, la résolution des problèmes. Si évidemment on entre dans l’amour en se disant que ça va marcher tout seul, qu’il n’y aura pas de problème, on est mal parti.
*Entretien accordé à Costas Mavroïdis
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