GrèceHebdo* a rencontré le poète et «artiste intermédiaire» de l’avant-garde Démosthène Agrafiotis. On peut lire sur lui: « Démosthène Agrafiotis n’est pas un poète classique. Il n’aime pas les systèmes et le visible de ses poèmes, sur la page en fragments de longueurs et formes diverses, reflète toute sa démarche. On va de la poésie à l’image et aux arts plastiques, à la sonorité et retour à la poésie. On passe de la célébration éblouie ou angoissée à la rage. Le dispositif d’écriture de Démosthène Agrafiotis, quel est-il ? Comment est-il fait ? Pas de système, donc pas de formalisation, mais une recherche, une certaine organisation de la pensée. Mais qu’on ne s’y trompe pas, la question centrale reste la poésie dans l’étincelle que déclenche une tentative de lecture qu’il ne peut faire que poétique. D. A. habite une langue, «le grec», en locataire difficile tant on est loin du grec des poètes Seferis ou Elytis. Chez lui, nous prenons connaissance de la poésie par la vue, par l’ouïe, mais ce donné sensoriel n’est pas proposé comme tel : il a subi des transformations. Il semble à l’écoute de signes pour déchiffrer le monde dans lequel l’art paraît douter en cela de la puissance du langage à dire le réel, d’où sa tentative originale pour le forcer. Ce réel qui, quand il nous saute au visage, suspend la domination et qu’il faut bien écrire avec ce qui est en suspens dans la langue. D. A. explore le monde avec la conviction qu’il n’est pas amorphe et qu’il a à dire ce qu’il recèle. Mais il reste la question de mettre en mots ce désir. On peut saisir quelques pistes. D’abord, ce n’est pas une poésie qui chante, pas davantage qu’elle ne cherche à plaire ; elle témoignerait plutôt, interrogerait, et puis c’est l’espace de la page qui détermine le déploiement de la substance-mot ».
On aimerait savoir qui vous êtes. Vous êtes poète, peintre, photographe ?
J’ai l’habitude de répondre à cette question, on me demande souvent comment il est possible de faire tout ça. Il y a toujours cette question : est-il possible d’être pertinent dans tous les domaines ? Et comment on touche tous ces domaines ?
Il y a une réponse on va dire d’origine, qui montre pourquoi je fais tout ça et comment. J’ai commencé à travailler à la fin des années 1960, j’étais ici en Grèce. Il y avait à cette époque-là le régime militaire, mon intérêt à cette époque-là c’était la poésie et la photographie. C’est comme ça que j’ai commencé. J’ai eu la chance d’apprendre l’anglais. J’ai eu l’occasion de lire de la littérature anglaise et américaine et aussi de suivre un peu l’actualité artistique, intellectuelle au niveau européen et américain. Il faut dire que dans les années 60, surtout avec le régime militaire, il y avait un contrôle de tout, il était très difficile d’avoir de l’information, ou du moins pas les mêmes possibilités. J’ai pu lire des textes qui, à cette époque-là, n’étaient pas si répandus. Comme par exemple des textes de Huxley, de la poésie anglaise et de la poésie grecque évidemment. Alors mes interactions littéraires ont commencé à être toujours liées avec la Grèce.
Toujours ici en Grèce ?
Toujours ici, parce que j’étais étudiant, j’ai étudié à l’Ecole Polytechnique en 1964-1969.
Alors c’était cela, j’ai commencé avec la photographie et la poésie en suivant des essais. J’étais aux Etats Unis en 1969-1970, au moment des « hippies » comme on dit, contre la guerre, après Mai 68. J’ai quitté la Grèce, le régime militaire et me suis retrouvé dans l’Université du Wisconsin qui était la plus radicale des Etats-Unis. Alors évidemment c’était un énorme dépaysement. J’ai connu le mouvement des années 1960 et son déclin dans les années 1970, vers la fin de la guerre du Vietnam. On a vécu en temps qu’étudiant tous ces mouvements et dans les années 1970 c’était vraiment la fin de ceux-ci.
Qu’êtes-vous allé étudier ?
J’ai étudié l’histoire des sociologies industrielles. Comme j’ai étudié à l’Ecole Polytechnique j’ai pris le goût pour les sciences sociales et développé une passion pour la culture.
Qui aviez-vous rencontré durant vos années d’études ?
J’ai eu l’occasion de connaitre beaucoup d’artistes. Dans cette Université au Wisconsin, il y avait des communautés politiques de tout horizon. L’université dans laquelle j’étais, était un paradis, il y avait de gros moyens, on avait accès à beaucoup de colloques, de séminaires, un vrai tumulte de mélange des idées et des genres. Cette atmosphère dans les années ’ 70 a été contrôlée et réformée et tout est devenu trop calme. À ce moment-là, je suis parti à Paris après avoir fait mon service militaire en Grèce.
Les étudiants se souciaient-ils de la dictature des colonels en Grèce ?
À ce moment-là, ce qui préoccupait ces étudiants, c’était la guerre au Vietnam. Beaucoup d’étudiants appelés pour faire le service militaire allaient au Canada pour changer leur passeport. Une communauté des Américains se trouvait entre les États-Unis et le Canada. C’était très facile à cette époque de changer son passeport (rire). Il y avait tous les différents groupes de pensée à cette époque, même des groupes très radicaux comme les Blacks Panthers. Au Wisconsin, j’ai aussi trouvé des groupes de pensées trotskistes. Tout cela a donné lieu à une atmosphère formidable où tout le monde pouvait échanger et discuter avec les autres. La cause commune était de se révolter contre la guerre. J’ai pu faire la connaissance par exemple de Charlie Chaplin et Jimi Hendrix. Cette turbulence que j’ai vécue m’a beaucoup inspirée.
Qu’avez-vous appris à Paris ?
J’ai travaillé sur un sujet qui pour l’époque était avangardiste : les risques technologiques comme élément culturel. À cette époque le risque était surtout nucléaire. J’ai eu aussi comme mission de créer des liens entre des spécialistes qui n’arrivent pas à communiquer. Je réfléchissais beaucoup à cette époque à la question d’un possible esprit interdisciplinaire. C’est ainsi que j’ai dû me rendre dans de nombreux séminaires, dont ceux de Michel Foucault et de Levis Strauss.
J’étais chargé de tirer les idées et de comprendre si un esprit interdisciplinaire était possible.
Mon centre de recherche était responsable de question de la ‘protection des populations ». Pour Foucault c’était clair, protéger une population revient à exercer une pression sur elle.
C’est à ce moment-là que j’ai eu l’idée d’interdisciplinarité au niveau artistique. J’ai transporté ces idées avec un groupe d’artistes. Fin des années ‘70 en France et fin des petits ateliers photographiques. Les photographes étaient obligés de travailler dans les grandes usines. Moi et mes amis avons acheté un magasin de photographie qui avait fermé. Ensuite, ont a mélangé les genres. Un photographe avec un peintre. Un peintre avec un poète, etc.
C’est aussi à ce moment-là que j’ai pris le goût de la publication de petits livres. Il était possible à cette époque de produire soit même son livre grâce à de petites presses.
Y a-t-il une continuité d’atmosphère, d’ambiance entre la France et les États-Unis ?
Après 68 il y avait la même ambiance aux États-Unis et en France. Aux États-Unis le mouvement de la jeunesse hippie est lui aussi devenu un système de consommation. J’ai écrit aussi un livre qui explique comment j’ai vécu à Paris dans cette ambiance de changement de politique. À Paris il y avait beaucoup de séminaires et de cours ouvert, comme c’était le cas avec Michel Foucault. La seule règle était de ne pas poser de questions. On ne pouvait pas interagir avec le professeur. Les cours de Levis Strauss étaient beaucoup plus intimistes que ceux de Foucault.
Quand a commencé votre rapport avec la poésie ?
En ‘73, j’ai publié mon premier livre à Athènes « if you work with me ». C’est une poésie structurée par la mathématique. Mon séjour aux États-Unis m’a fait changer de ma position de simple lecteur de poésie. J’essaye de trouver plusieurs niveaux d’expressions poétiques qui se traversent. On fait comme pour les mathématiques, on manipule des variables pour obtenir de nouveaux résultats. C’est presque une version pythagorienne de l’art. J’ai commencé à lire des textes sur les mathématiques théoriques. À Paris j’ai eu l’occasion de mélanger ça. Il y avait une sorte d’océan dans lequel on se plonge sans avoir une maitrise de tout. C’est aussi à ce moment-là que j’ai fait la découverte du mouvement de Fluxus. C’est un mouvement d’art des années 60` qui touche aussi bien les arts visuels que la musique et la littérature. Je me suis aussi intéressé au travail de dada et de Dick Higgings. Tous ces mouvements de fluxus et de dada avaient un concept d’intermédia, formé par John Cage notamment. Dans l’histoire de l’art occidental nous avons une sorte de divisions de l’art par genre. Chacun avait sa spécialité. Nous avons cherché à aller au-delà de cette division. C’était ma grande découverte. J’ai cherché à passer des mots à l’image. Qu’est-ce qui appartient au mot dans l’image et inversement. J’ai ensuite cherché à modifier l’écriture pour qu’elle devienne de la peinture, la photographie pour la peinture. C’est à ce moment -là que la performance entre en compte. Se pose alors la question de travailler avec les limites, par les limites ou aux limites. C’est ça le principe.
Quand on se trouve dans cette limite entre la langue grecque et la langue japonaise, on peut parler d’une illusion aussi ou pas?
Ce n’est pas une illusion mais un jeu de perception. Des fois on arrive à voir la peinture des fois non. Je présente ça comme quoi ? Le photographe dit que c’est une banalité. Fotovasia, c’est la manière dont la lumière arrive c’est un commentaire sur le fait que pour voir la photographie, on a besoin de la lumière. Que la photographie c’est un dispositif pour capter la lumière. Quelle audace de la part des gens de l’Occident de capter la lumière.
Voilà c’est ça l’idée à peu près de comment on peut mettre les choses ensemble. Evidemment, il existe un aspect théorique. Dans mon livre, j’explique cela de manière plus thématique. J’ai commencé dans les années 80, l’idée de performance est devenue plus claire dans mon esprit ; et c’est pour cela qu’après cette longue histoire, la réponse est très claire : je me déclare poète et artiste intermédiaire.
Au niveau des matériaux que vous utilisez, c’est toujours du papier ?
Du papier ou par exemple je fais des vidéos poèmes. L’idée c’est toujours : un support (la pierre, le papier, le livre, l’écran électronique, la pellicule) et sur cela on peut mettre les mots et l’image ; alors les possibilités sont immenses. Au niveau poétique culturel dans la société il y a des choses qu’on peut voir, indiquer, présenter. Dans chaque société, il y a une possibilité technique. La poésie dans les peuples d’Amazonie est orale, c’est une poésie extraordinaire. Dans nos sociétés, c’est la nouvelle technologie. Les moyens sont la vidéo par exemple, c’est possible de faire de la poésie avec de la vidéo.
Je suppose que vous avez suivi le travail de Jean-Luc Godard après les années 1980…
C’est une des questions. Comment le cinéma pourrait absorber la logique poétique. Godard était passionné par la publicité, les affiches. Dans mon cas, moi, j’ai cherché toujours à savoir comment on peut créer une œuvre poétique en utilisant différents supports, avec une liberté totale. Evidemment il y a toujours un risque. Mais quand même on se pose la question de comment faire tout ça.
Dans cette démarche vous travaillez seul ou elle s’inscrit dans un milieu artistique qui partage vos préoccupations ?
Heureusement, qu’il y a des réseaux internationaux qui partagent mes idées. Il y a différents courants, je ne vais pas dire que j’ai inventé quelque chose. Il y a plusieurs réseaux, par exemple un qui s’intéresse à la performance. Alors, on organise de grands festivals dans différents pays. Par exemple, j’ai organisé un festival à Salonique dans le biennal le premier festival international de la performance. Il y a aussi des grands festivals de poésie en France qui s’intéressent beaucoup à ce qu’on appelle la poésie visuelle, la poésie-action, la poésie intermédiaire. Mais l’essentiel est la question du dialogue possible entre les choses disons genre artistique, le dialogue entre les artistes et le dialogue entre les cultures. Par exemple, j’ai travaillé beaucoup au Japon. Fait à la main à la manière traditionnelle. Il y a un côté lettriste. C’est le poème en anglais et de l’autre côté en japonais. Je ne maitrise pas le japonais mais il y avait un professeur japonais qui est venu en Grèce il est resté avec moi pendant un an et pendant un an on a fait 32 poèmes traduits. C’est difficile de traduire, car mes poèmes c’est l’esthétique de lettre. En japonais il n’y a pas de lettre, il y a des syllabes, c’est une langue syllabique. Donc, c’est impossible de faire cette traduction. Mais lui il a inventé un système pour traduire.
La poésie reste quand même toujours centrale dans vos œuvres ?
C’est pour ça que je me déclare poète-artiste intermédiaire c’est parce que dans tous mes projets il y a toujours quelque chose en lien avec la poésie. Je ne peux pas affirmer que je suis peintre car je n’ai pas fait des études de peinture mais quand même j’ai fait des études de photographie. Je fais une sélection de photos qui soient derrière un projet à essence poétique. Une essence pas a priori définie mais que je cherche. Je commence avec un poème et j’évolue autour.
* Entretien accordé à Costas Mavroïdis et Magdalini Varoucha