L’Histoire des Relations Internationales et Diplomatiques est un champ scientifique liminal, en effort constant de réclamer une identité et une portée thématique propre qui pourrait le distinguer tant des Études Internationales (IR Studies) que du champ traditionnel de l’Histoire. En ce qui concerne le cas français, force est de constater, comme le remarque Stanislas Jeannesson (2012), les distances tenues par les historiens des relations internationales à l’encontre de l’approche d’histoire sociale de l’École des Annales et, plus généralement, des grands courants théoriques qui traversent la discipline historique. Ce manque relatif de théorisation, la mise en priorité des “grands” événements et personnalités, ainsi qu’un certain cloisonnement national semblent avoir défini grand nombre de travaux d’histoire diplomatique, conduisant en effet à ce que Matthew Connelly caractérise en tant que période de crise de ce champ académique durant les années 1970 et 1980, du moins dans le cas des États Unis (2015). Toutefois, les trente dernières années semblent avoir produit des nouvelles perspectives et approches; il s’agit d’approches qui mettent en avant la multitude d’acteurs et de réseaux sociaux – des plus illustres aux plus modestes – qui ouvrent aux centres et aux marges des processus diplomatiques, les perspectives transnationales (dépassant la centralité des référents nationaux mais cherchant à localiser l’importance d’interactions sur la base de référents divers tels que profession idéologie, religion, race, etc.), et, finalement, l’importance de pratiques relativement négligées, telles que la diplomatie économique et la diplomatie culturelle (Jeanneson 2012, Connelly 2015). En même temps, on a été graduellement amené à parler d’un soi-disant “tournant culturel” (“cultural turn”) dans le domaine de l’histoire diplomatique et des relations internationales; ceci se réfère couramment à l’importance supposée de prédispositions “culturelles” (dans une certaine tradition anglo-saxonne de déterminisme culturel) (Hogan 2004, Jackson 2008); d’une manière plus détachée, on peut retenir toutefois que les pratiques définies en tant que culturelles au sens strict (éducation, art, loisirs) ont bel et bien gagné l’attention des historiens travaillant sur les relations internationales et diplomatiques.
Le cas franco-grec et l’importance relative des pratiques culturelles
Dans ce cadre, les relations franco-grecques semblent offrir un terrain de recherche particulièrement propice aux nouvelles orientations de la recherche historique. Ceci découle tout d’abord du poids idéologique que revêtent la Grèce et son patrimoine culturel dans l’imaginaire politique européen. Ceci néanmoins crée aussi des défis, étant donné qu’une certaine survalorisation de l’importance de la culture ou des facteurs symboliques dans ces relations bilatérales pourrait prêter à une reproduction d’une vision enchantée, comme remarqué aussi par Lorenz Plassmann (2012). Une entreprise savante de rupture avec le sens commun relève alors d’une approche démystificatrice, qui toutefois songerait à inclure le pouvoir performatif de ces constructions idéologiques, ainsi que d’analyser leur prépondérance relative dans le cas des relations franco-grecques.
Il semblerait que le cas franco-grec inclut tout d’abord un point de rencontre particulier entre deux trajectoires nationaux distincts: d’un côté, la France fut bel et bien le premier État occidental à établir une politique de diplomatie culturelle, ayant déjà amorcé une politique d’amélioration de son image à l’étranger (et, entre autres, sur le territoire Ottoman) dès le 16ème siècle (Chèze 2013) et recourant plus tard au soi-disant “soft power” en créant des institutions telles que l’Alliance française à la fin du 19ème siècle (Saint-Gilles 2009). De l’autre côté, le mouvement national grec et, plus tard, l’État grec, bien conscients de l’impact du legs antique sur l’imaginaire occidental, ont œuvré pour l’exploitation politique de ce capital “antique”. Ces conditions peuvent nous aider à saisir le poids particulier des pratiques et des représentations culturelles dans les relations entre les deux pays, sans manquer de les inclure dans le cadre d’une approche historique des intérêts stratégiques qui les sous-tendaient à tout moment donné. Telle est l’approche offerte par Catherine Valenti (2003), qui, en retraçant l’histoire de l’École Française d’Athènes, ne manque pas de souligner l’entrelacement des pratiques culturelles, des préoccupations géopolitiques, et des enjeux symboliques, comme notamment dans le cas de la concurrence franco-allemande au sujet des fouilles archéologiques sur territoire grec à la fin du 19ème siècle (Olympie, Delphes) (voir aussi Stavrinou 1996).
De même, des travaux portant sur l’importance de la diplomatie culturelle française en Grèce tout au long du 20ème siècle reflètent la dynamique contemporaine de la recherche sur les relations internationales, mais aussi les spécificités du cas franco-grec; tels sont les travaux de Lampros Flitouris (2004, 2005, 2015) et de Mathilde Chèze (2013), qui mettent en relief des institutions et des réseaux culturels multiples et complexes, en marge de la diplomatie traditionnelle, depuis la période de l’entre-deux-guerres qui signale, entre autres, la modernisation de la politique culturelle française. C’est dans cette même perspective que l’histoire des relations franco-grecques peut être potentiellement enrichie à travers des travaux qui mettent le point sur des réseaux d’intellectuels, les échanges culturels informels, les stratégies d’enseignement linguistique ou le rôle de la presse (voir Polycandrioti 2015, Marcou 2017, Eftymiou 2015 , Dalègre 2013).
Le poids de la politique et le nouvel enjeu historiographique des années 1980
De telles recherches nous permettent de contextualiser la logique des stratégies culturelles et leur positionnement dans différentes périodes historiques. Elles viennent compléter des travaux d’histoire diplomatique typiques, qui se centrent sur des processus et des acteurs purement politiques, tels que la contribution de Lorenz Plassmann sur l’histoire des relations franco-grecques durant la Guerre Froide (2012). Ces approches néanmoins ne sont pas sans défis; comme mis en avant par Plassmann lui-même, l’importance des personnalités ou le poids du symbolisme politique doivent être aussi contextualisés. Ainsi, Plassmann offre une approche sur les relations diplomatiques franco-grecques qui diverge des récits typiques de l’“idéalisme européen” ou de la “dépendance grecque”. Selon lui, les préoccupations stratégiques et économiques de chaque côté ont vraisemblablement conditionné le cours des relations bilatérales tout au long de la Guerre Froide (voir aussi Karatasios 2016). Même si elle ne s’aventure pas dans une théorisation plus générale, la contribution de Plassmann s’avère d’autant plus cruciale, étant donné qu’elle introduit de fait un regard relativement critique sur l’approche prosopographique, si chère dans la tradition de l’histoire diplomatique. Cependant, si le cas des relations entre Charles De Gaulle ou Valéry Giscard D’Estaing avec Konstantinos KaramanIis semblent graduellement renvoyer à une historicisation plus intégrée, il est à noter que les relations franco-grecques plutôt ambiguës durant la période plus récente de la gouvernance parallèle de François Mitterrand et Andréas Papandréou dans les années 1980 prêtent encore à des réflexions sur l’importance des relations personnelles entre hommes d’État (Plassmann 2012, Cattaneo 2018). Dans ce cadre, les années 1980 et les premiers pas de la Grèce au sein de la Communauté Économique Européenne pourraient s’avérer peut-être un nouvel enjeu majeur en ce qui concerne l’étude de l’histoire des relations franco-grecques.
Dimitris Gkintidis | Grecehebdo.gr
D.G.