Lavrion (ou Laurium), situé sur la côte sud-est de l’Attique, a constitué dès l’Antiquité une région associée aux activités minières. Elle fut un site important d’extraction de plomb argentifère (Agriantoni 1993), surtout pendant l’âge d’or de la démocratie Athénienne sous Périclès au V siècle av. J.-C. Néanmoins, la fin de la période classique a signalé le manque d’intérêt pour les activités minières pour une longue période de temps. Il aura fallu attendre jusqu’au 19ème siècle pour que le sous-sol géologique de Lavrion attire de nouveau l’intérêt. En effet, depuis les premières années d’existence de l’État grec moderne (1830-), on note des initiatives d’estimation et d’exploitation du sous-sol géologique de la Grèce; Lavrion est évidemment un des premiers sites tenus en compte. Toutefois, ce n’est que dans les années 1860 que commencent à prendre forme des initiatives entrepreneuriales pour l’exploitation des mines de Lavrion. Fotini Orfanou situe l’intérêt grandissant de l’époque pour les activités minières dans le cadre de la crise capitaliste du dernier quart du 19ème siècle, qui avait conduit à des stratégies d’exportation de capitaux européens dans des secteurs à profitabilité rapide (2002).

C’est dans ce contexte que le sous sol de Lavrion commencera à attirer l’intérêt. De plus, la surface de la région de Lavrion contenait déjà des larges quantités de soi-disant scories, c’est à dire des amas de débris des anciennes activités minières (Agriantoni 1993, Orfanou 2002), riches en minéraux et facilement exploitables par la voie de refonte. Suite à une législation favorable prit alors forme une initiative privée par l’italien Jean Baptiste Serpieri (1832-1897). Ayant une expérience analogue des mines de Sardaigne, celui-ci visa à exploiter les scories de Lavrion et collabora avec différents investisseurs. Ainsi naquit en 1864 l’entreprise Roux-Serpieri-Fraissinet C.E. de Marseille, avec l’implication de capitaux français, italiens, mais aussi diasporiques grecs (dont ceux de la famille Rodocanachi de Marseille, entre autres) (Orfanou 2002).

Giovanni Battista Serpieri
Giovanni Battista Serpieri (Source: Wikimedia Commons)

Les “Lavreotika”

Le succès et la profitabilité de la compagnie ne signifia pas toutefois le calme, mais, inévitablement, des efforts d’expansion; ainsi eut lieu en 1870 le fameux contentieux juridique entre la compagnie et l’État grec au sujet des droits d’exploitation des ekvolades, c’est à dire les minéraux, riches en zinc, délaissés autour de la région par les anciens, car considérés jadis de qualité inférieure. Les ekvolades étaient situées à proximité des mines et des scories, déjà en train d’exploitation. Ce différend juridique, qui signala le début des soi-disant “Lavreotika” (l’affaire de Lavrion), a aussi impliqué les délégations diplomatiques françaises et italiennes, qui ont pris position en faveur de la compagnie. En même temps, les richesses que ces ekvolades étaient supposées contenir semblaient stimuler l’imagination populaire de l’époque. Finalement, cette crise a conduit à la création en 1873 d’une nouvelle compagnie – la Compagnie Minière Hellénique de Lavrion – constituée de capitaux diasporiques grecs (avec la participation de Andreas Syggros en tant qu’investisseur principal, et de Serpieri en tant qu’expert technique). La valeur boursière de la nouvelle Compagnie Hellénique fut propulsée, mais très tôt le potentiel de la compagnie s’est avéré limité, entraînant une chute financière dramatique ainsi qu’une crise politique inévitable (Orfanou 2002).

Intensification de l’exploitation minière: le cas de la Compagnie Française des Mines du Laurium

L’affaire des Lavreotika n’a pas signalé la fin de l’intérêt pour les activités minières dans la région. En effet, tout au long du dernier quart du 19ème siècle on note divers investissements grecs et français et la création de nouvelles entreprises d’extraction, qui néanmoins seront graduellement absorbées par les deux compagnies majeures, la Compagnie Hellénique et la nouvelle, plus importante, Compagnie Française des Mines du Laurium.

Compagnie francaise des mines du Laurium
Action de la CFML (Source: Wikimedia Commons)

La CFML a été créée par Jean Baptiste Serpieri à Paris à la base de capitaux français en 1875 et a connu une expansion technologique et économique rapide jusqu’aux débuts du 20ème siècle. Tandis que la Compagnie Hellénique a fermé en 1917, ayant centré toute son activité sur l’exploitation des ressources limitées que constituaient les scories et les ekvolades, la CFML, disposant de moyens et capitaux propices, a affiché des activités d’extraction et de traitement diverses et intensives, à une échelle étendue et une plus longue durée. Cependant, la Première Guerre mondiale et les aléas du marché mondial dans l’entre-deux-guerres ont signalé le commencement du long déclin pour la compagnie, qui, malgré de nouvelles initiatives de rachat et de diversification jusqu’à l’après-guerre, cessa ses activités définitivement en 1982 (Orfanou 2002). Le site de la compagnie fut finalement développé en Parc Technologique et Culturel à l’initiative de l’École Polytechnique d’Athènes en 1992.

Sur les marges du profit: labeur, urbanisation rapide, et la tentative de création d’une company town en Grèce

Le développement des activités minières et la présence imposante de la CFML et de la Compagnie Hellénique a amené Lavrion à se constituer en centre ouvrier majeur. En retraçant le succès rapide de ces compagnies à la fin du 19ème siècle, les analyses historiques et économiques (Orfanou 2002, Papastefanaki 2017) démontrent le poids incontournable du principal facteur de production de valeur (et de profit) dans le secteur minier: le travail humain. C’est dans un tel contexte qu’on peut saisir la dynamique entrepreneuriale de Lavrion en parallèle au travail de milliers d’ouvriers et d’ouvrières dans des conditions extrêmement difficiles et des situations souvent fatales. La population ouvrière de Lavrion a été issue de la migration (interne ou externe, provisoire ou permanente), en commençant avec les premiers ouvriers mineurs de la compagnie Roux et Cie dans les années 1860. La population de Lavrion est passée de 2.338 en 1861 à 20.810 en 1907 (Orfanou 2002). Comme souligne Fotini Orfanou, les ouvriers (mâles) des deux grandes compagnies à Lavrion atteignaient au total 9.500 en 1900, au même moment où le Pirée, centre industriel majeur de Grèce, ne comptait pas plus de 20.000 ouvriers (2002).

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Usine de la Compagnie Française des Mines du Laurium aux alentours de 1890 (Source: Wikimedia Commons)

À part la croissance rapide et la taille de la population ouvrière, le cas de Lavrion se démarque aussi par le fait qu’elle fut la première tentative de création d’une cité ouvrière (“company town”) en Grèce. Les cités ouvrières consistent en des lieux d’habitation et de vie sociale permanente, entièrement créés, organisés et même gérés par de grandes compagnies-employeurs. En Europe continentale, ce modèle a été initialement mis en place aux débuts du 19ème siècle sur la frontière franco-belge, dans la région minière de Grand-Hornu (Orfanou 2002, Papastefanaki 2017). Dans le cas de Lavrion, les premiers pas dans cette direction ont été effectués durant l’implantation de la compagnie Roux et Cie avec la construction du village des Spaniolika (“les Espagnols”) pour les ouvriers espagnols, spécialisés dans le traitement des scories (Agriantoni 1993). Par la suite, d’autres quartiers ont été graduellement construits, comme le soi-disant quartier des Italiens (les “Italika”), la communauté des employés français qui comptait 500 membres, ainsi que d’autres quartiers et logements, souvent organisés autour du lieu d’origine des ouvriers grecs (par exemple, Santorineika), quelquefois aussi issus de l’initiative et des nécessités immédiates des ces ouvriers (Orfanou 2002, Agriantoni 1993). Les hiérarchies de classe et de profession étaient inscrites sur la démarcation de cet espace urbain nouveau, ainsi que sur les différentes conditions de logement. En même temps, ce processus d’urbanisation géré par les deux grandes compagnies allait de pair avec des investissements privés dans l’infrastructure de la région, comme par exemple les voies ferrées et les installations portuaires, dans le but d’augmentation de leur taux de profit (Orfanou 2002). Sur le plan politique, les premiers maires de la ville étaient des cadres des deux compagnies, tandis que les empreintes symboliques de ce paternalisme entrepreneurial sont encore présentes sur la ville: telle est par exemple la statue présente sur la place centrale de la ville en l’honneur de Jean Baptiste Serpieri, actionnaire fondateur et dirigeant de la CFML (Papastefanaki 2017).

Inévitablement, la cité ouvrière de Lavrion a été le site de nombreuses grèves et luttes ouvrières tout au long du fonctionnement de l’économie minière, révélant ainsi les antinomies du développement économique. Ainsi, on note les grèves de 1880, 1882-1883, 1887, 1891, 1895, 1896, 1906, et 1929, qui avaient souvent entraîné une répression sanglante (Orfanou 2002, Markouli-Bodioti 2008). Plus généralement, on peut noter que les premiers cas de mobilisation collective reflétaient des tendances proto-socialistes et anarcho-syndicalistes, ainsi qu’une osmose intéressante et ambiguë entre travailleurs étrangers (par exemple, italiens) spécialisés et souvent politisés, présents pendant les premières années du fonctionnement des mines, et travailleurs grecs; plus tard, on note l’émergence d’un mouvement ouvrier organisé et de masse, aidé par le Parti Communiste de Grèce, surtout durant la grande grève de 1929 (Orfanou 2002).

Pluriethnicité, éducation et langues étrangères

La cité ouvrière de Lavrion est aussi un cas à part du fait que, dès les premières années de son existence, elle relevait d’un caractère distinctement pluriethnique. Ceci ne se réfère pas seulement à la structure multinationale des capitaux investis dans la région, mais aussi aux origines diverses des milliers d’employés qui y sont arrivés pour travailler, furent-ils cadres ou ingénieurs des mines français (Papastefanaki 2016), Espagnols spécialisés dans la refonte des scories (Agriantoni 1993), mineurs spécialisés italiens (Papastefanaki 2017), ouvriers portuaires de Magne, mineurs de Milos (Orfanou 2002), Monténégrins, Albanais, Ottomans (Papastefanaki 2017), ou autres. Il semble que la composition pluriethnique de la population fut beaucoup plus distincte jusqu’à la fin du 19ème siècle.

Cette coexistence pluriethnique, qui était parfois calquée sur des divisions de classe et de profession, mais non pas sans interactions et osmoses, a donné lieu à un environnement multilinguistique et à divers besoins en matière d’éducation multilingue ou même de pratiques religieuses. L’implication de la CFML fut de nouveau importante, comme souligné par Marina Vihou (2012) qui détaille le fonctionnement des 4 écoles gérées par la compagnie, en addition aux 7 écoles publiques et 2 autres privées de la région. Ces écoles regroupaient des écoliers issus de familles grecques, françaises, espagnoles, italiennes, de différentes origines religieuses et de différents milieux sociaux. Il est intéressant de noter qu’une de ces écoles, celle de la communauté italienne et catholique, semble avoir été financée par l’État italien, portant aussi le nom de “Serpieri”. En bref, l’environnement multilinguistique que constituait Lavrion à cette époque et les enjeux éducatifs et institutionnels que ceci impliquait sont attestés dans les frictions et compromis entre autorités grecques, dirigeants et enseignants comme révélés par la recherche d’archives (Vihou 2012).

L’histoire de Lavrion constitue aujourd’hui encore un terrain d’exploration pour les sciences sociales, en offrant des éléments originaux qui peuvent enrichir notre propre perception sur des sujets tels que le développement économique, les conflits sociaux et la pluriethnicité.

Dimitris Gkintidis | GrèceHebdo.gr

Photo intro: Esclaves travaillant dans une mine. Peinture sur plaquette en terre cuite corinthienne, Ve siècle av. J-C. (Source: Wikimedia Commons)

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